Le patient zéro, de Baptiste Naito

Publié le 31 août 2015 par Francisrichard @francisrichard

"Vivre pour soi, ne pas vivre pour les autres." Telle est la prescription des psychologues patentés d'aujourd'hui, spécialistes du développement personnel réussi. Cela donne envie, en la paraphrasant, de leur réciter la tirade de Cyrano à l'adresse du faquin qui s'est moqué médiocrement de son nez et qui n'a d'autres lettres que les trois qui forment le mot sot: "Ah! non! c'est un peu court, jeunes hommes (ou jeunes femmes)!"

Les chrétiens disent avec sagesse: "Charité bien ordonnée commence par soi-même." Ce qui veut dire que la charité, qui, en réalité, n'est rien d'autre que l'amour, ne doit pas s'arrêter à l'amour de soi (ce qui est bien), qu'elle doit justement continuer avec l'amour des autres (ce qui est mieux), qui ne pourraient pas être aimés pourtant si l'on ne s'aimait pas déjà soi-même.

Le patient zéro de Baptiste Naito, sans connaître forcément la prescription des actuels thérapeutes des esprits (mais certainement pas des âmes), l'applique à la lettre à son usage personnel. Il ne vit pas pour les autres, c'est sûr. Ce trentenaire, que l'auteur fait évoluer au début des années 1980, qui sont encore des années d'insouciance, vit bien pour lui-même et se trouve très bien comme ça.

Le narrateur est orphelin de mère depuis longtemps. Il ne se souvient pas beaucoup d'elle. Comme famille, il lui reste son père, qui ne s'est jamais vraiment remis de la disparition de sa femme; sa soeur, Marie, qui est enseignante et qui a bien du mal à se faire respecter de ses élèves; et sa tante Sylvie, qui travaille chez Swissair. Sinon, il a quelques amis, mais, finalement il n'en a pas tant que ça, si l'on retire de la liste ses collègues de travail, hommes et femmes.

Cet impatient de vivre pour lui-même n'a pas fait d'études (à zéro patience, il ajoute zéro culture), sans doute trop avide de jouir tout de suite de la vie. Grâce à sa tante Sylvie, après avoir été garde-bains, il est embauché comme steward dans la florissante compagnie aérienne helvétique. Pour compenser le fait qu'il n'a guère eu de mère, Sylvie s'occupe de lui du mieux qu'elle peut. Et, en raison de son poste, elle lui obtient les destinations lointaines, ou pas, qu'il souhaite, et qui sont propices à son vagabondage géographique et sexuel.

Car le narrateur est bien de sa personne. C'est un atout quand on veut séduire. Et il veut séduire toutes les jeunes femmes qu'il rencontre. Il les note sur une échelle de 1 à 10, et se note sur la même échelle, en pariant sur ce qu'elles pensent de lui, dès que l'une d'entre elles, pour le bonheur de ses yeux aussitôt aimantés, passe à proximité. Il a beaucoup de tchatche et, un rien mytho, il se fait souvent passer pour plus élevé qu'il n'est dans la société pour parvenir à ses fins, c'est-à-dire les mettre dans son lit.

Cet impatient veut tout, tout de suite. Faute d'être riche, il joue au Fortuno avec l'espoir affiché sans vergogne que ce jeu lui apportera la fortune sur un plateau, en ne fournissant que l'effort de gratter des billets. Quand il n'obtient pas quelque chose immédiatement, il peut se montrer violent, en paroles comme en actes. Pendant une bonne partie du roman, le narrateur connaît surtout de bonnes fortunes, s'il ne connaît pas la fortune avec un F majuscule.

Situant son récit, comme dit plus haut, au début des années 1980, Baptiste Naito en profite pour évoquer les inventions et innovations de l'époque qui sont aujourd'hui devenues des banalités: les premiers ordinateurs, dont on se demande alors à quoi ils vont bien pouvoir servir; les premiers walkmans, qui permettent d'écouter de la musique enregistrée sur des cassettes tout en marchant; les premiers téléphones sans fil et avec antenne, qui ressemblent à des talkies-walkies.

Ces années seraient des années de parfaite insouciance si ne planaient pas des menaces de conflit ouvert entre les Etats-Unis et l'U.R.S.S, si n'apparaissait pas aux Etats-Unis une maladie, le syndrome d'immunodéficience acquise, qui, heureusement, ne touche que les homosexuels et les drogués (ceux qui ont de nombreux partenaires) et qui épargne l'Europe, et par conséquent la Suisse, où vit le narrateur quand il ne voyage pas ici ou là sur la planète. 

Dans ce contexte, le héros de Baptiste Naito multiplie donc les conquêtes. On ne peut pas dire que, sous sa plume alerte, ce narcissique, et heureux de l'être, manque d'inventivité ni de souffle, pour narrer ses techniques de drague et ses blagues de potache. Jusqu'au jour où il lui arrive une tuile qui n'était pas prévue au programme de ses jouissances, et de ses réjouissances, et qui lui donne matière à réflexion. Lui qui était impatient met cependant du temps à comprendre... et il devient patient malgré lui, changeant de ton, par là même de registre littéraire.

Francis Richard

Le patient zéro, Baptiste Naito, 398 pages, Éditions de l'Aire