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Les Mille et Une Nuits : L’Enchanté, de Miguel Gomes

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 4,5/5 

Profession de Foi

Après L’Inquiet génial et incroyable, après Le Désolé plus faible et véritable ventre mou, L’Enchanté, dernier opus du beau triptyque portugais qui a été notre fil(m) conducteur estival, vient conclure en beauté l’un des films les plus intrigants, rafraîchissants, éclatés, et réjouissants, de ces dernières années.

© Shellac

© Shellac

Il faut reconnaître que, de la surprise, le réalisateur portugais s’en est fait une spécialité avec les sublimes et étincelants Ce cher mois d’août (2008) et Tabou (2012). Si on rappelle souvent à notre mémoire la grande œuvre formelle et conceptuelle que fut Tabou, c’est plutôt vers son deuxième long métrage que se tourne la première partie flamboyante de L’Enchanté, choisissant d’évoquer la vie de la conteuse des Mille et Une Nuits dans un Marseille revisité figurant un Bagdad imaginaire, ensoleillé et chaleureux. Cette première partie n’est pas sans rappeler le talent naissant de Gomes avec Ce cher mois d’août dans lequel il déployait déjà sa science de la mise en scène de l’été, des vacances, et des fêtes et baignades venant rafraîchir et égayer la douce torpeur d’un temps chaud, sec, ensoleillé, propice au calme et au repos, mais laissant aussi la place au doute et aux interrogations.

Derrière l’enchantement de Schéhérazade qui, au profit d’une échappée de sa prison aux barreaux d’or et de tentures colorées (sa chambre dans laquelle elle raconte ses contes au roi sanguinaire), chante, festoie, danse, et couche avec les hommes et vagabonds qu’elle croise sur sa route, Gomes réussit à installer et distiller le doute de la princesse qui ne sait plus quoi raconter au grand vizir. Dans le premier épisode de cette dernière partie, derrière l’enchantement et le merveilleux, il y a donc toujours les traces de l’inquiétude et les rémanences de la désolation du deuxième opus.

Mais avant d’être un rappel des volumes précédents, il s’agit avant tout pour Gomes de faire, au travers de cette première histoire, une réelle profession de foi cinématographique, poussant son dispositif et son concept au bout et déployant un point de vue radical : d’abord dans l’éclatement, le loufoque, la démesure avec Schéhérazade, puis dans la retenue, l’humilité dans l’épisode du Chant enivrant des pinsons qui suivra.

Si le troisième volume des Mille et Une Nuits est si réussi, c’est que Gomes y rassemble justement ces deux enchantements merveilleux et baroques face au réalisme et au documentaire. Cette première partie, hédoniste par nature, confrontant Schéhérazade à des bandits de grands chemins, à un héros producteur perché sur sa planche (Paddleman qui a plus de deux cents enfants), à des génies du vent, à un breakdancer coiffé de son turban, distille toujours le doute, l’héroïne confrontée à sa peur de ne plus avoir rien à raconter, de ne plus avoir de possibilités d’embrasser toute la souffrance d’un pays situé à l’autre bout de la mer. Démiurge, la princesse persane est réellement l’alter ego du réalisateur portugais : faut-il rendre compte de la souffrance de son pays au travers de la beauté du merveilleux ? Est-ce la voie pour trouver l’enchantement, pour sortir de la désolation et de la misère sociales, mais aussi morales et sentimentales qui plombaient Le Désolé 

Il aura bien fallu cet amoncellement de doutes, de héros contemporano-légendaires pour amener Gomes vers l’autre pan de son cinéma, celui qu’il sait manier à la perfection, celui qui définit aussi son talent de cinéaste qui sait trouver l’enchantement et la sidération dans l’épure esthétique, sa cinématographie sociale trouvant ses racines dans l’intimité des personnages qu’il choisit de filmer. Il y avait le poignant Bain des Magnifiques du premier opus, l’émouvant Les Maîtres de Dixie dans le deuxième, et il y a, pour terminer en beauté, Le Chant enivrant des Pinsons dans ce troisième volume.

© Shellac

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Comme pour affirmer la profession de foi de Schéhérazade qui doute avant de reprendre ses contes, comme pour réaffirmer sa profession de foi d’avoir douté lui aussi, Gomes tisse, dans son récit de la vie des pinsonniers, son épisode le plus radical, le plus tendu dans le temps (environ 90 minutes), le plus affirmé dans sa conviction qu’il y a de l’intérêt à raconter la vie des hommes qu’il filme. Et il y a, en effet, chez ces Portugais dont la vie tourne autour de leur passion de faire chanter et faire concourir leurs oiseaux, quelque chose qui rassemble les obsessions de Miguel Gomes. À l’intérieur du film-monde sur tout un pays, il y un micro-monde enchanté et passionné, celui des pinsonniers. Il aura fallu la pugnacité radicale de la mise en scène épurée et allongée de Gomes pour en capter non seulement toutes les subtilités qui nous y font rentrer, mais aussi la valeur universelle de son sujet qui s’ouvre bien au-delà de cette petite société largement minoritaire.

Le dernier épisode des Mille et Une Nuits demande une attention particulière, déroute d’abord par le traitement qui est fait à ce club d’éleveurs chevronnés qui se niche quasi-clandestinement au sein des tours et barres d’immeubles des banlieues prolétaires portugaises, mais le récit se laisse décanter doucement et sûrement, déployant un véritable point de vue original sur toute une histoire de la pauvreté au Portugal : celle d’un bidonville, l’un des derniers du pays, où est née la tradition pinsonnière, celle d’un quartier qui participa activement à la révolution des œillets et qui la célèbre avec véhémence et passion patriotique en chantant l’hymne national le point levé.

Il y a, en passant par les pinsonniers, cette petite grande histoire, une célébration du pays vers laquelle tend depuis le début du triptyque le réalisateur portugais, mais aussi l’illustration de la lutte sociale sur laquelle repose l’idée même des Mille et Une Nuits. En effet, déployé comme une parenthèse partant d’un des pinsonniers policiers, Forêt Chaude est le troisième épisode de L’Enchanté et raconte l’histoire de l’amante de ce dernier, alors qu’une grande manifestation de policiers a lieu.

Si l’épisode documentaire des pinsonniers est aussi fort et aussi intéressant, c’est qu’il embrasse aussi le reste du film à force de petites piqûres de rappel. Ainsi l’acteur de Simao est là, le chien Dixie a le droit à sa petite apparition et le personnage de Vasco (de l’épisode, justement, des Maîtres de Dixie) revient pour nous rappeler qu’il était déjà, dans l’opus précédent, annonciateur du chant des pinsons, car lui même pinsonnier amateur. Ainsi Gomes nous rappelle avec justesse que les éleveurs sont aussi dans une certaine misère sociale, loin du luxe. Leur stade où se jouent les joutes de chants pour lesquels ils vibrent tant (un pinsonnier serait mort de voir son oiseau chanter si bien), est un simple terrain vague, mais c’est là où se jouent et se déjouent tous leurs efforts de l’année écoulée : nourrir et entraîner les oiseaux, découvrir de nouvelles façons de les retourner (leur apprendre le chant)… Ce fameux chant est lui-même symbole de l’épisode, mais aussi des trois films, se décomposant en trois étapes : l’attaque, le coup, et le final. Comme l’épisode, et comme le film, il est tricéphale ; et l’épisode, lui même comme l’ensemble des Mille et Une Nuits, commence bien, provoque l’ennui, et retombe sur ses pattes dans un beau final. 

© Shellac

© Shellac

Avançant cahin-caha, provoquant aussi bien l’émerveillement que la désolation cinématographique, avançant en tombant mais en se relevant, Gomes réussit à signer un grand triptyque magnifique et flamboyant qui, aussi parce qu’il a des défauts et des ratés, est un grand film humain et humaniste, bourré d’éclairs de génie et d’un charme fou et enivrant. 

Simon Bracquemart

Film en salles depuis le 26 août 2015


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