#biodiversité
13/12/2013 Propos recueillis par Fabienne Lemarchand
©http://www.humanite-biodiversite.fr/system/attachments/10524/original/1280x720-5jq.jpg?1440947673La biodiversité, tissu vivant de la planète, est menacée et, avec elle, tous les services écologiques qu’elle nous rend. Pour l’écologue Robert Barbault, conserver à tout prix les espèces en voie d’extinction n’est pas toujours scientifiquement fondé. Une nouvelle stratégie s’impose.LA RECHERCHE. La diversité du vivant est-elle utile ?Robert Barbault. Bien sûr ! Elle joue un rôle fondamental dans le fonctionnement et l’évolution du monde vivant. Ainsi, la diversité génétique des espèces leur confère une plus grande capacité d’adaptation aux perturbations. Elle est en quelque sorte leur assurance vie. Je donnerais un seul exemple. Il y a quelques années, les Chinois ont cultivé un riz très productif. Ils l’ont implanté un peu partout. Mais, très vite, un champignon a proliféré. Des expériences ont alors été menées avec des mélanges de différentes variétés de riz, dont une résistante au champignon. Le succès fut total : bonne production, abandon des fongicides ! On le sait : mélanger plusieurs variétés ou espèces (comme cela se faisait dans l’agriculture traditionnelle) et, donc, augmenter la diversité génétique peut faire obstacle à la prolifération d’un agent pathogène. Si la raison d’être de la diversité est l’adaptation au changement, ce dernier fait aussi que la diversité se perpétue. C’est parce que aucune variété n’est jamais, ni toujours, la « meilleure » partout que la diversité se maintient dans le temps et dans l’espace. Et que les espèces survivent des millions d’années. Si la vie est diversifiée, c’est précisément parce que le monde ne cesse de changer. Parce que la vie elle-même engendre le changement. En germant, une plante modifie localement la température, l’humidité, la composition du sol, etc. Certes, les variations sont infimes, mais elles en entraînent d’autres. Il est intéressant de voir que la culture chinoise était, plusieurs milliers d’années avant Jésus-Christ, déjà imprégnée de cette idée. Le Yi King (le Livre des transformations) ne dit-il pas : « La vie qui engendre la vie, c’est cela le changement » ?Et l’homme dans tout ça ?R. B. Les écologues l’ont longtemps ignoré. À tort. Pour moi, la biodiversité est le tissu vivant de la planète, le support de toutes les activités humaines. Nous y puisons des ressources et des biens (aliments, médicaments, fibres végétales, bois, etc.). Elle nous rend aussi de précieux services : la purification de l’air, la régulation du climat, l’épuration de l’eau, la pollinisation ou encore le recyclage de la matière organique. Ce tissu vivant existe évidemment par lui-même. Et il fonctionnerait de la même façon si l’espèce humaine n’était pas là…Mais il se trouve que l’on en fait partie, qu’on en a besoin et qu’on le menace.Ces services écologiques ont-ils été évalués ?R. B. On a tardé à se pencher sur cette question. Le concept de service écologique date seulement des années 1990. Mais les choses se sont accélérées depuis, au point qu’en 2000, l’Organisation des Nations unies a lancé le Millennium Ecosystem Assessment (MEA). L’objectif de cette initiative ambitieuse ? Évaluer l’état des écosystèmes de la planète et l’évolution de leur capacité à fournir les biens et les services à la base même du bien-être humain et du développement de nos sociétés. C’est, à mes yeux, une véritable révolution. Trop longtemps centrée exclusivement sur une nature vierge de toute présence humaine, l’écologie se penche enfin sur les liens intimes qui unissent les écosystèmes, la biodiversité et les populations humaines.Ce programme est arrivé à son terme. Le travail se poursuit-il ?R. B. Oui. Le bilan de ce gigantesque travail, qui a mobilisé 1 360 experts de 95 pays, a été publié en 2005. Écologues, anthropologues, sociologues, économistes se sont engagés dans le champ ouvert par l’analyse et l’évaluation des services écologiques. Quant aux naturalistes et systématiciens, ils poursuivent avec un nouvel élan l’exploration du monde vivant. Mais les chercheurs n’y sont pas suffisamment nombreux.La biodiversité s’appauvrit à un rythme soutenu. Selon les estimations, de 25 000 à 50 000 espèces disparaissent chaque année. Cet effondrement est-il problématique ?R. B. La situation est particulièrement préoccupante dans les pays du Sud où les forêts tropicales régressent fortement. Les derniers rapports de l’Union mondiale pour la nature et du MEA sont explicites : 12 % des espèces d’oiseaux, 25 % de mammifères, 35 % d’amphibiens et 25 % de conifères sont actuellement menacés de disparition. Si la situation apparaît plus favorable en France, on note toutefois des effondrements d’effectifs préoccupants chez nombre d’espèces d’oiseaux, d’amphibiens ou de poissons. Transformation ou destruction des milieux, pollutions, espèces envahissantes et changements climatiques y sont pour beaucoup. Et n’oublions pas nos territoires d’outre-mer, qui abritent de nombreuses espèces endémiques.Ces zones de très grande diversité (ou hotspots*) ont longtemps été la cible privilégiée des spécialistes de la conservation…R. B. C’est avant tout une question d’efficacité économique. La trentaine de hotspots qui existe actuellement regroupe plus de 50 % des espèces de la planète (lire « Les points chauds de la biodiversité », p. 62 et « À chacun son point chaud », p. 64). Mais les biodiversités, certes moindres, des toundras ou des grands déserts du nord du Mexique sont irremplaçables pour ces écosystèmes et les hommes qui y vivent. Leur valeur n’est pas inférieure à celles des hotspots tropicaux !Finalement, faut-il conserver à tout prix des espèces en voie de disparition ?R. B. C’est une question délicate. La disparition des espèces est un phénomène normal. Celles qui vivent aujourd’hui sur Terre ne représentent que 1 % ou 2 % des espèces apparues tout au long de son histoire ! Vouloir sauver l’une ou l’autre à tout prix n’a pour moi aucun fondement scientifique. C’est avant tout un choix de société ou un choix personnel. Prenons le gobe-mouches noir de Nouvelle-Zélande (Petroica traversi). À la fin des années 1970, la population de ce petit passereau endémique des îles Chatham fut réduite à un couple ! L’affaire semblait entendue. Eh bien, non ! Des chercheurs du Bureau de la faune sauvage de Nouvelle-Zélande allèrent jusqu’à faire couver les œufs de la dernière femelle de Petroica traversi par des « parents adoptifs » d’une espèce voisine, Petroica australis. On compte aujourd’hui plus d’une centaine d’individus. Il est vain de discuter scientifiquement de ce qu’on peut qualifier d’« acharnement thérapeutique », puisqu’il ne s’agit que d’un choix social. Et il n’est d’ailleurs pas certain que ce sauvetage, « plombé » par un épisode de forte consanguinité, soit durable. Cette approche espèce par espèce ne doit pas faire oublier que la vie est organisée en réseaux. Par exemple, il fut un temps où, chassées pour leur fourrure, les loutres de mer disparaissaient. Puis, protégées, leur population s’est reconstituée. Mais, depuis quelques années, les effectifs s’effondrent à nouveau. Les oursins dont elles se nourrissent prolifèrent. Résultat : ils grignotent le tapis d’algues qui couvre les côtes d’Alaska. Et les poissons qui y vivent ou dont c’est la nourriture périclitent à leur tour. Tout comme les loutres. Pourquoi ? Parce que les orques en ont fait leur mets favori. Leurs proies habituelles, jeunes baleines, phoques ou otaries, étant devenues rares. La faute à qui ? Peut-être aux hommes, chasseurs de baleines, et autres pêcheurs qui ont privé les phoques de leurs proies – ces poissons qu’on apprécie tant ! La leçon est claire : ce qui est important, ce sont les relations entre les espèces. Lesquelles sont extrêmement complexes. On ne peut toucher à une espèce sans atteindre les autres. Lorsqu’un système est déséquilibré, il devient difficile à maîtriser.Que proposez-vous ?R. B. Vaste question. Je me bornerais à souligner la nécessité d’avoir une vision écologique du monde. Celle-ci impose le développement d’une éducation -écologique, la mise en place d’une gestion des territoires qui ménage des espaces protégés aussi vastes et diversifiés que possible. Et un intérêt pour ce qu’on appelle la « nature ordinaire », celle qui entoure les réserves. Bref, il s’agit de réconcilier l’homme avec la nature. Et de la laisser évoluer librement, étant entendu que nous en faisons partie !Les espaces protégés ne servent donc à rien ?R. B. Je n’ai pas dit ça. Ils sont bons. À condition que l’homme n’en soit pas exclu comme cela fut longtemps le cas. Cette exclusion n’a fait que creuser un peu plus le fossé entre les humains et la nature. Les parcs nationaux n’ont d’ailleurs pas toujours été un grand succès. En France, certains parcs naturels régionaux, une formule créée au début des années 1970, apparaissent plus prometteurs. Souvent critiqués en raison de leurs faibles exigences de préservation, ils ont en revanche permis – et c’est essentiel – d’impliquer les populations. Le même constat a été fait au niveau international depuis plus d’une trentaine d’années avec le programme « L’homme et la biosphère » (MAB), lancé en 1970 par l’Unesco.De quoi s’agit-il ?R. B. L’idée est de réconcilier, sur un territoire donné (la « réserve de biosphère »), l’homme et la nature, et d’associer les deux à travers des projets d’écodéveloppement et de conservation du patrimoine naturel. Cela suppose de la recherche, de la formation, de l’éducation… Point important : ce sont les populations -locales qui portent et construisent le projet. Les -réserves sont structurées en trois zones. La région centrale assure une conservation intégrale de la biodiversité. La zone tampon qui l’entoure cumule des objectifs de préservation et de développement. Les activités dans cette zone sont peu perturbatrices : utilisation des -ressources naturelles respectueuses de la biodiversité, gestion ou réhabilitation des écosystèmes… Enfin, la zone périphérique marque la transition avec le reste du territoire. Plus de 500 réserves de biosphère ont été créées à ce jour dans plus de 100 pays. Elles constituent un véritable réseau planétaire et sont autant de lieux d’expérimentation du développement durable à l’échelle régionale.Combien en existe-t-il en France ?R. B. Dix. Certaines sont portées par un parc national (Cévennes). D’autres, comme celle des Vosges du Nord, sont gérées par des parcs naturels régionaux. Celles-ci fonctionnent en général mieux que les précédentes en raison de leurs similitudes de conception avec les réserves de biosphère et de l’implication des habitants dès leur conception.Quelle est pour vous la meilleure stratégie de conservation ?R. B. Celle que les citoyens s’approprient ! Comme je l’ai dit, l’objectif est de réconcilier l’homme et la nature, et de faire en sorte que chacun de nous ait conscience d’appartenir à ce tissu vivant qu’est la biodiversité.Cela n’est-il pas utopique ?R. B. Je ne le pense pas. L’an dernier, le Muséum a lancé, avec l’ONG Noé Conservation, le projet « Papillons de jardins ». Plusieurs dizaines de -milliers de volontaires y participent. Ce qui prouve qu’il est possible d’impliquer massivement nos -concitoyens. En parallèle, on voit aussi se développer des actions dans les écoles et dans les entreprises, en partenariat avec des chercheurs ou des « associatifs ». Il faut continuer et amplifier ce mouvement. Ce sera plus difficile pour les pays du Sud. Mais, là aussi, les préoccupations -changent peu à peu et des initiatives y sont prises.Que manque t-il ?R. B. L’urgence est de rapprocher le monde de la -recherche des citoyens. Les scientifiques qui -s’intéressent à la conservation restent des marginaux. Cela suppose de discuter avec les gens, de régler des conflits, etc. Autant d’actes qui ne sont pas comptabilisés dans les travaux de recherche. L’idéal serait de transformer le réseau des espaces protégés en un grand instrument de connaissance et de recherche sur la biodiversité. Et de relier ce grand instrument au reste du territoire. C’est là que le concept de réserves de biosphère est intelligent : les zones périphériques étant délimitées par une ligne en pointillés, il est possible d’y développer des projets impliquant des territoires et des gens qui n’y sont pas. On est loin de la rigidité des parcs nationaux. L’enjeu dépasse la simple conservation de la nature. Nous sommes dans les conditions d’un développement qui pourrait devenir durable.Par Propos recueillis par Fabienne Lemarchandhttp://www.larecherche.fr/actualite/vie/au-dela-simple-conservation-nature-13-12-2013-167112