Lorsque je demande si la petite Mounira, 20 mois, a un bon appétit, sa mère rayonne et me dit en souriant de bonheur: "Ah oui ! Elle mange de tout, même les poivrons piquants de son père ".
Nous sommes nombreux, parents et médecins, à éprouver comme un vertige devant les nouveaux laits pour bébés. ll y a toujours eu, en tout cas depuis 20 ou 30 ans, des nouveaux laits présentés comme super-innovants, révolutionnaires et indispensables.
Les laboratoires ne faisaient pas toujours dans la nuance, ni même dans la décence, mais ils se croyaient obligés de tenir des discours pseudo-scientifiques. lls éprouvaient le besoin de se justifier: C'est parce que l'organisme de bébé a telle particularité qu'il a besoin d'un supplément de taurine ou de caséine ou d'acides gras à chaîne moyenne. Bien sûr, dès cette époque, Nativa était promu comme "l'invention la plus importante depuis que Dieu créa la femme".
Mais globalement, c'était des mensonges "bon enfant", de la manipulation brícolante. Aujourd'hui, les firmes ne prennent même plus le temps de présenter leur lait ou de chercher à convaincre un peu. Elles sont très pressées, leurs concurrentes sont nombreuses et très pressées, ce qui leur interdit d'avoir des scrupules.
Elles s'agitent toutes autour de nous en nous incitant à consommer leur produit qui doit d'abord nous attirer par son nom. Il y a ainsi des laits "hypoallergiques" qui vous posent implicitement la question : préférez-vous que votre enfant soit allergique ou qu'il ne le soit pas ? Et les laits "anti-régurgitations" (AR) qui disent : préférez-vous qu'il régurgite ou pas ? Cela dépend de vous, de votre capacité à mettre quelques Euros de plus pour débarrasser votre enfant de ces manifestations désagréables. Et puis, il y a le lait X dans sa version "confort". Et là, vraiment, on touche a l'inhumain et à l'irresponsable. Pourquoi des parents priveraient-ils leur enfant de confort ? Tout le monde sait que les bébés pleurent, ils ne dorment pas tout le temps, tout se passe comme s'ils n'avaient pas le confort maximal, le confort permanent. Or, ce confort dont ils manquent, il existe, il est dans les étagères des pharmacies et même des supermarchés. Et puis, pour les parents aussi, être réveillés la nuit, voir son enfant pleurer, ce n'est pas confortable. Et ce même produit, qui ne demande qu'à apporter le confort au bébé, apporterait du même coup le confort aux parents. ll faudrait être nul ou pauvre, ce qui revient au même dans l'esprit des "gagneurs", pour se priver et priver son enfant d'une telle merveille de la technologie moderne.
Cette idéologie de gagneurs, de battants, de fonceurs, de la France qui gagne est insupportable à beaucoup d'entre nous. Ce mépris des pauvres et cette fascination pour les spéculateurs heurtent ce qui reste de "judéo-christiano-marxo-tiers-mondisme" en nous.
Très souvent, des parents originaires d'Afrique du Nord me demandent : " Est-ce qu'on peut lui faire goûter un peu de couscous ou de pois chiches, est-ce qu'on peut mettre un peu de coriandre ou de cumin (tabel, kamoun) ? ". Je perçois souvent cela comme : " Pourrons-nous quitter un peu cette logique du grand capital ? Moi, j'ai mangé du couscous avec des pois chiches et des épices, je l'ai fait comme mes parents et j'aimerais que mes enfants le fassent comme moi ". Et je me sens en harmonie totale avec cette petite révolte intime, j'ai souvent envie de leur dire : " Oui ! Donnez-lui du couscous, mais aussi des poivrons aussi piquants que possible. "
Jean-Pierre LELLOUCHE
Article publié dans la revue PRATIQUES - Avril 2004