Quelques réflexions aujourd'hui sur le test de Bechdel. Le quoi? Vous connaissez peut-être ce nom si vous errez sur la blogosphère féministe d'inspiration anglo-saxonne. Alison Bechdel est une fameuse BDiste américaine, entre autres l'auteure de ce livre bouleversant et splendide et drôle et poignant qu'il faut lire à tout prix:
Voici quelques décennies, Alison Bechdel a lancé l'idée dans l'un de ses livres d'un 'test' en trois questions, à appliquer à toute oeuvre de fiction:
- 1. Y a-t-il deux (ou plus) personnages féminins?
- 2. Ont-elles une conversation?
- 3. Cette conversation est-elle à propos d'autre chose qu'un homme?
Au départ, le test n'avait pas une valeur prescriptive universelle, car il était formulé par un personnage, et il n'était pas précisé ce que le test 'mesurait' exactement. Mais l'idée a été reprise par les milieux féministes et il est fréquent de voir des films, livres, etc. - surtout des blockbusters et des best-sellers - soumis au test de Bechdel. Ce site par exemple en répertorie des dizaines, avec leur résultat.
Le test de Bechdel est intéressant car il semble à première vue extrêmement minimal dans ses exigences, mais il apparaît qu'en réalité, un très grand nombre d'oeuvres échouent lamentablement à l'une des questions - voir par exemple cet article récent sur les échecs au cinéma.
En littérature jeunesse, il est facile de voir que de nombreux classiques ne réussiraient pas le test: Le petit prince et tous les albums des Schtroumpfs échoueraient dès la première question; la vaste majorité des Astérix, Tintin, Babar ou des Petit Nicolas échoueraient à la seconde question. C'est plus inquiétant de voir que de nombreux livres contemporains échouent aussi - je ne vais pas en nommer, pour des raisons auxquelles je viendrai ci-dessous, mais j'en vois souvent.
difficile de réussir au test de Bechdel quand Gargamel n'a pas pris la peine de créer des copines à la Schtroumpfette
Il y a beaucoup de livres qui réussissent le text mais vraiment de justesse, comme Harry Potter à l'école des sorciers, dans lequel on a une mini-conversation entre Molly et Ginny: deux lignes dans tout le livre, comme le souligne ce lien.Mais que mesure exactement le test de Bechdel, et quelles conclusions en tirer? On voit beaucoup dire qu'un texte qui réussit le test est 'féministe', mais c'est faux, car les critères du test sont extrêmement minimaux; c'est justement son intérêt. Le fait que le test soit si minimal est fait exprès: il est d'autant plus frappant que même avec un niveau d'exigence aussi bas, tant de films échouent.
Par exemple, le test ne mentionne pas l'importance des personnages féminins, ni le contenu de leur conversation. Si on a deux personnages très secondaires qui s'alpaguent dans un coin, hop, on réussit le test. Si ces femmes parlent chiffons ou d'affaires domestiques ou de gamins ou de recettes de cuisine, bingo, et pourtant il est difficile d'argumenter que ça vaut beaucoup mieux que de parler de mecs.
Twilight réussit le test, figurez-toi.
Il semblerait donc plus adéquat de dire l'inverse, c'est-à-dire qu'un texte qui échoue au test de Bechdel est 'sexiste', ou du moins franchement problématique du point de vue de la représentation des femmes; en d'autres termes, de dire que c'est un test dont les résultats négatifs sont plus significatifs que les résultats positifs.
Cependant, même compris comme cela, le test de Bechdel a ses limites. D'abord, il y a des cas compliqués. Prenons Le jour où je me suis déguisé en fille (The Boy in the Dress), de David Walliams:
Passe-t-il le test de Bechdel? Oui, stricto sensu, mais vraiment pas brillamment: Lisa, l'héroïne, échange quelques mots avec avec sa prof, et plus tard très brièvement avec un groupe de filles. Mais le contenu de la conversation avec les autres filles est vraiment superficiel: il est question uniquement de maquillage et de fringues.
Par contre, quand c'est Dennis qui est déguisé en fille (devenant Denise), les conversations entre lui/elle et Lisa sont beaucoup plus intéressantes et sophistiquées. Mais est-ce alors un personnage masculin ou féminin qui parle? Il est également difficile de dire qu'un livre qui ferait s'évanouir toute la Manif pour Tous pour sa représentation plus que fluide du genre est 'sexiste'.
De plus, il y a personnage masculin et personnage masculin; on peut parler d'un homme parce qu'on veut le mettre dans son lit, ou on peut en parler pour d'autres raisons. Un roman qui suivrait la route de cinq Femen en entraînement intensif pourrait très bien échouer au test de Bechdel.
Enfin, il y a évidemment des livres qui par définition échouent parce qu'il est crucial pour leur représentation du monde qu'il n'y ait pas ou peu de femmes, ou qu'elles ne parlent pas entre elles, comme La voix du couteau de Patrick Ness.
Donc il vaut mieux comprendre le test de Bechdel non pas comme une 'mesure', positive ou négative, du 'sexisme' d'un livre - et résister à la tentation de faire des 'dénonciations' outrées de ceux qui 'échouent'. C'est plutôt comme une façon d'explorer, de questionner, les rapports entre les sexes dans une histoire. Le test n'a aucun intérêt s'il ne s'inscrit pas dans une réflexion plus large.
Je me demande évidemment souvent si mes propres écrits réussiraient le test de Bechdel, mais pas pour m'auto-censurer; plutôt pour prendre conscience de ce qui est sous-jacent à mon écriture du féminin ou du masculin. Par exemple, pour mes romans ados:
- Les petites reines réussit sans problème le test (ouf!), car il y a beaucoup plus de deux personnages féminins, qui ont un très grand nombre de conversations, qui souvent portent sur autre chose qu'un homme.
Au-delà des conversations, le test de Bechdel peut être ici élargi aux motivations des personnages féminins. Ici, les raisons pour lesquelles les trois filles font du vélo sont uniquement des hommes: Klaus, le Soleil, et Indochine. Et l'antagoniste, Malo, est aussi un homme et donc un objet de conversation important.
Ce n'est pas anodin d'avoir, dans un roman qui se veut et qui a été caractérisé par beaucoup de 'féministe', de très nombreuses motivations à la fois positives et négatives qui émanent de personnages masculins. Ca m'interpelle donc sur ce que je considère implicitement comme des raisons naturelles d'agir ou de réagir: je dois bien me rendre à l'évidence que je parle dans ce livre de jeunes filles principalement mises en mouvement, poussées à agir, par des hommes.
- Comme des images réussit, mais tout juste, le test de Bechdel. Mais ce ne serait pas choquant pour moi qu'il échoue, car il est justement question dans Comme des images de l'impossibilité pour les jeunes filles d'échapper au regard des garçons.
- La pouilleuse réussit le test de Bechdel. Mais dans quelles conditions?
Il y a deux personnages féminins adolescents, mais la seule conversation qu'elles ont qui soit identifiable (il y a aussi des dialogues non attribués) est à propos d'un garçon.
Ce qui fait que le livre passe le test, c'est qu'il y a, d'une part, un épisode de torture psychologique entre une adolescente et une petite fille; et, plus tard, une conversation entre une adolescente et une vieille dame à qui elle donne un bain. On voit bien ici que les deux conversations sont aux antipodes l'une de l'autre et qu'il est difficile d'en tirer des conclusions quant aux aspects, positifs ou négatifs, de ces rapports entre 'femmes'.
Bref, le test de Bechdel est un outil très intéressant globalement, car il permet de mettre en lumière à grande échelle le manque de personnages féminins et d'interactions entre elles dans les industries culturelles; il est intéressant quand il n'est pas une 'condamnation', mais plutôt un moyen de se poser des questions sur la quantité et la qualité de ces personnages féminins et de leurs échanges.
Je sais que de nombreux/ses lecteurs/trices ici sont auteur/es, alors je serais très curieuse de vous lire dans les commentaires:
- est-ce que vos/votre livre/s réussisse/nt le test?
- plus intéressant encore, qu'en pensez-vous? quelles questions et réflexions tirez-vous de ce 'résultat'?