Le quartier de la Goutte d'Or s'est développé au XIXe siècle autours de petites et moyennes industries. On a gardé le souvenir des usines Pauwel ou Cavé, mais on ignore souvent que parmi ces industries, une activité a été particulièrement florissante, celle de la fabrique d'instruments de musique, et plus particulièrement la facture de pianos.
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Mais ne nous y trompons pas, si beaucoup de fabriques, essentiellement des ateliers d'assemblage et de finition, étaient situées dans le quartier, on n'y vendait que peu d'instruments. En effet, la Goutte d'Or n'était alors pas un secteur commercial, mais plutôt industriel. Aussi, le plupart des sociétés disposaient ici de leur usine ou de leurs ateliers, alors que leur point de vente et/ou de location se situaient plus au centre de Paris, le plus souvent dans le 9e arrondissement où se concentraient ce type de commerce. Assurément, la clientèle ayant les moyens d'investir dans un piano ne se serait pas aventurée à aller à la Goutte d'Or. Les ouvriers, eux, y vivaient.
Pleyel est un des premiers à s'installer dans les environs au début du XIXe siècle, dans la rue des Portes Blanches, la production se délocalisera ensuite à Saint-Denis. Le carrefour Pleyel gardant le souvenir de ce facteur célèbre disparu en 2013. À sa suite, toute un cohorte d'ateliers de pianos va se développer dans le quartier. D'ailleurs, beaucoup de ces entreprises sont créées par d'anciens facteurs ayant exercé chez Pleyel.
Les ateliers Pleyel rue des Portes Blanches en 1828
La rue des Poissonniers était l'axe central de cette production, concentrant tout au long de son parcours de nombreux facteurs de pianos. La plus remarquable de ces manufactures est sans conteste la société A. Bord au 52 rue des Poissonniers, qui fût un des premiers fabricants au monde de pianos, sa production totale se comptant en dizaines de milliers d'unités, plus encore que des marques connues comme Pleyel ou Gaveau. On trouvera une intéressante histoire de cette manufacture de pianos par ici.
La rue des Poissonniers vers 1900. On aperçoit l'entrée de la manufacture A. Bord sur la droite.
L'immeuble de rapport qui le jouxte, à sa gauche sur la photo, a été construit par la société de facteurs Bénard, Champ & Cie en 1900.
Magasin A. Bord, 14 bis boulevard Poissonnière
Dans ce secteur d'activité alors très concurrentiel, les raisons sociales évoluent très vite. Certaines sociétés sont difficiles à cerner tant les associations changent au fil du temps, comme les sociétés formées par les facteurs Ansel, Benard, Champ, Hanel, Rameau, Schreck et Yot que l'on retrouve associées dans différentes combinaisons et à différentes adresses. Ces sociétés se regrouperont sous le label de Société des facteurs de pianos de Paris, une forme de coopérative ouvrière de travail. Mais dès la fin du XIXe siècle le nombre de manufactures diminue rapidement. Néanmoins, l'activité perdure jusqu'avant la Première Guerre mondiale, avec des ateliers comme Bénard, Champ & Cie ou A. Bord qui résiste et continue son activité ici jusqu'en 1913, en plus de son usine de Saint-Ouen.
Il faudrait un blog totalement dédié pour retracer précisément l'histoire de ces facteurs d'instruments de musique ainsi que celle de leurs fournisseurs. Aussi nous nous limitons ici à lister ces manufactures (voir carte et tableau plus bas) et de reproduire quelques illustrations. Il serait intéressant qu'un travail de recherche approfondi sur ce sujet soit mené et ainsi conserver la mémoire de cette histoire ouvrière locale. D'autant que les transformations urbaines de la fin du XIXe et au début du XXe siècle ont effacé les traces de ces fabriques. Seule subsiste la façade des ateliers d'Adolphe Sax, inventeur du saxophone, au 84 rue Myrha, pour témoigner des manufactures instrumentales du quartier.
84 rue Myrha, août 2015
Une fois n'est pas coutume, nous débordons du quartier de la Goutte d'Or afin de mieux rendre compte de la concentration de cette activité dans ce secteur, à la frontière des communes de Montmartre et La Chapelle Saint-Denis jusqu'en 1860, et séparation des quartiers administratifs de Clignancourt et de la Goutte d'Or depuis.
Localisations des productions d'instruments de musique dans le secteur de la Goutte d'Or
Le tableau ci-dessous regroupe l'ensemble des facteurs d'instruments de musique et fabricants de pièces et mécaniques pour instruments de musique sis dans le quartier de la Goutte d'Or et aux alentours immédiats.
NomAdresse de production
Adresse de vente
ActivitéDate*
Angenscheidt
10 rue des Gardes
(correspondrait au 20 rue des Gardes, adresse disparue)
105 faubourg Saint-Denis Piano 1850-1862Association ouvrière "Instruments de musique"
37 rue des Poissonniers**
Syndicat 1840-1850
Ballagny
(F.)
3 rue des Gardes Piano ?-1922
Benard Champ & Cie
54 rue des Poissonniers
(coopérative ouvrière)
Piano 1913
Bord A.
(Antoine Guillaume)
Carembat
(Paul Louis Philibert)
12 rue des Poissonniers
(adresse disparue avec le percement de la rue Richomme)
Piano "finisseur" ?-1877
Champ Rameau
Corbéel
(Jules Henri)
12 rue de la Goutte d'Or Fabrique de claviers pour orgues et pianos 1828-1884Coutillac & Cie 41 rue des Poissonniers** Piano 1868-1876
Dauer
(Charles)
Duval
(Émile)
4 rue Dejean** fabricant de "tendeurs pour chanterelles"
Fabre
(Gabriel)
Gervex
(Félix)
49 puis 23 rue des Poissonniers**
34 rue Richer
4 rue de Montholon
Piano1859-1863(?)
1878-1895
Gohin
14 rue des Poissonniers puis 85 rue Myrha**
Cuivres1863-19??
Hanel Ansel & Cie
54 rue des Poissonniers
Piano1873-1883
Hanel Benard & Cie
54 rue ds Poissonniers
rue Lafayette Piano1888-1897
Heppenheimer
(Augustin Louis)
48 rue Marcadet**, 58 rue des Poissonniers, puis 35 rue Doudeauville
(représentant syndical des facteurs d'orgues et de pianos, conseiller prudhommal, conseiller municipal de Paris et conseiller général pour le quartier de la Goutte d'Or)
Piano?-?
?-?
?-1908
Herman-Vygen
père et fils
10 rue des Gardes
(correspondrait au 20 rue des Gardes, adresse disparue)
53 rue Notre-Dame-de-Nazareth
41 rue du faubourg Saint-denis
Piano et accordeur de piano 1851-1858
Heywang
(Georges Gustave Adolphe)
20 rue Marcadet
(adresse disparue avec le prolongement de la rue Léon)
Piano 1862-1865
Pauch
(Jean-Frédéric-Paul)
4 rue des Cinq Moulins
(auj. 8 rue Stephenson)
15 rue des Martyrs Piano ?-1857
Philippi Frères
2 rue Dejean***
(auj. 80 rue Doudeauville)**
6 rue Lafitte Piano 1864-1889
Pleyel
Polinat Coqueval 18 rue d'Alger (auj. rue Affre) Fournitures métalliques (clefs, cordes, charnières...) pour pianos et orgues 1858
Pourtier
(L.)
63 boulevard Barbès Consoles et appliques pour pianos 1889-1893
Radenez & Cie
(Charles Joseph)
Sax
(Alphonse)
84 rue Myrha**
50 rue Saint-GeorgesCuivres
Piano
1910-1929
Scholtus
(Pierre)
10 rue des Gardes
( auj. correspondrait au 20 rue des Gardes, adresse disparue = square Léon)
1 rue Bleue
9 rue Cadet
Piano 1848-1858
Schwander
(Jean)
8 rue des Cinq Moulins (auj. 16 rue Stephenson)
puis rue de l'Évangile
Mécaniques pour pianos 1858
Yot Hanel & Cie
54 rue des Poissonniers
Piano 1876
Yot Schreck & Cie, Société des facteurs de pianos de Paris
* Les dates indiquées correspondent à la période attestée à l'adresse indiquée, elles ne rendent pas nécessairement compte de la durée réelle de l’existence de l'entreprise.
** La rue des Poissonniers était la frontière entre les communes de Montmartre et La Chapelle avant leur annexion à Paris en 1860. Les numéros impair de la rue des Poissonniers, ainsi que les adresses sises à l'Ouest de cette frontière, se trouvent sur la commune de Montmartre jusqu'en 1860, après il font parties administrativement du quartier de Clignancourt.
*** La rue Dejean à Montmartre était la portion de l'actuelle rue Doudeauville entre la rue des Poissonniers et la rue de Clignancourt. Après l'annexion à Paris, cette voie a été absorbée par la rue Doudeauville et la rue Neuve Dejean pris le nom de rue Dejean, celle que nous connaissons aujourd'hui entre la rue des Poissonniers et la rue Poulet.