En 2012, pour la première exposition de Pierre de Fenoÿl intitulée Le miroir traversé, nous avions décidé de souligner ce qui fait "l'écriture" de ce photographe : sa puissance d'abstraction, le silence du temps installé dans chaque photographie. Nous n'avions respecté ni chronologie, ni thématique mais choisi d'associer librement ses photographies pour que la qualité du trait de son regard apparaisse comme une évidence.
Pour cette deuxième monographie en 2015, titrée Paysages conjugués (présentée en parallèle de la rétrospective conçue par Le Jeu de Paume au Château de Tours jusqu'au 31 octobre 2015), nous concentrons notre choix sur deux grandes périodes de l'oeuvre qui révèlent le "vocabulaire" plastique de Pierre de Fenoÿl : l'Égypte et la commande passée par la Datar* sur le paysage français. La puissance de construction de ses images par les masses d'ombre et de lumière qu'il dresse pour organiser l'abstraction de son regard, le basculement des plans, la frontalité qui structure l'espace, érigent le temps en durée.
*la Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionaleConjuguer le temps, traverser le miroir
" La vision est l'art de voir les choses invisibles. "Jonathan Swift
Regarder les photographies de paysages de Pierre de Fenoÿl déstabilise et envoûte. Et étrangement, un sentiment de reconnaissance s'impose. C'est là un des tours de force du photographe. Par la précision répétée et sans cesse renouvelée de ses cadrages, de ses points de vue, sa maîtrise de la lumière, son utilisation des nuages résistant à l'oubli de l'air comme au poudroiement de la granularité argentique qui distribue le crescendo des contrastes, il organise une frontalité avec laquelle il signe le paysage. Nous ne reconnaissons pas les lieux mais bien le trait du regard qui fissure le réel, cette culture savante de l'espace, cette dialectique du concret et de l'abstrait, cette intelligence des plans : une agilité intellectuelle acérée mise tout sur l'acte photographique pour interrompre la violence de la beauté.
L'oeuvre de Pierre de Fenoÿl est discrète, elle est intime, elle ne cherche pas se faire remarquer, je dirais qu'elle se dresse contre l'opacité du visible. Le noir et blanc, matière de la réalité dont il est ici question, est la lumière entre son monde et nous, le lieu de son écriture. " Il n'y a de lieu que le lieu ", dit Mallarmé. Elle mise sur la mélancolie, sur l'infinie solitude de la sensation, elle nous propose un face-à-face, elle devient complice du complexe. La concentration de Pierre pour faire la peau au sujet, pour enrouler le temps qui se déroule, est expressionniste, il presse la forme pour en faire jaillir l'essence, les choixfaits montrent ce qui l'agite, ses noirs et ses ombres démentent tout romantisme, ses nuages sont menaçants, ses premiers plans gênent et arrêtent le regard tout en organisant l'espace en rideaux de scène. C'est une oeuvre difficile qui, sous une lecture rapide et absente, peut paraître banale. Il n'en est rien. Elle n'est pas le résultat d'une cueillette d'images mais l'épuisement du sujet pour en interroger, au-delà des apparences, la métaphysique.
Elle échappe à la simplification parce que les paysages photographiés par de Fenoÿl, une fois reçus par lui, ne sont plus les mêmes, impossible à quiconque de les revoir à nouveau, ils ont été foudroyés et ne se trouvent plus que sur le tirage papier. Ses photographies deviennent la présence contractée du temps et l'énigme d'une attente sans retour.
Extrait du livre Pierre de Fenoÿl, Une géographie imaginaire, Éditions Xavier Barral, 2015
Jacques Damez