Professeur à l’université de Liège et spécialiste de l’économie solidaire, Jacques Defourny revient sur le boom de l'entrepreneuriat social ces dernières années et sur la différence entre États-Unis et Europe dans le domaine.
Gridmates et le partage d’électricité, Dowino et l’accessibilité des jeux aux malvoyants, Homelink et la réduction du nombre de sans-abris… Les start-up au grand cœur se multiplient. À chaque fois, ces « entrepreneurs sociaux » se tournent vers des enjeux de société, délaissant presque le profit. Jacques Defourny nous aide donc à mieux comprendre ce phénomène peut-être pas si nouveau que cela.
L’Atelier : On trouve de plus en plus de start-up avec des objectifs sociaux (réduire la pauvreté, aider les plus démunis, etc.). Quelle(s) différence(s) entre ces jeunes pousses et les entreprises ou associations existantes ?
Jacques Defourny : Toute entreprise a des dimensions sociales : en payant correctement ses salariés, en créant de l’emploi local, en achetant local, etc. Tout cela a des impacts sociétaux. Mais la notion d’entrepreneuriat social est réservée aux cas où l’on fait de la finalité sociale quelque chose qui a un poids égal à la finalité lucrative.
Ces initiatives sont multiformes. Mais ce mouvement a démarré et prend une grande ampleur dans les pays industrialisés plus encore que dans les pays les plus pauvres. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’initiatives en Afrique par exemple mais quand on parle de la montée de l’entrepreneuriat social, on pense principalement à des conceptions et à des courants occidentaux.
A-t-on affaire à un mouvement nouveau ?
Il y a une mode qui consiste à dire que l’entrepreneuriat social c’est génial. Notamment parce que l’État n’a plus les moyens de gérer tout l’aspect social et que, d’un autre côté, les entreprises privées n’investissent que dans les secteurs dans lesquels il peut y avoir du profit. Il y aurait donc un grand entre-deux dans lequel on a besoin d’initiatives avec les qualités du secteur du secteur privé (souplesse, dynamisme, osant le risque) et celles des pouvoirs publics (relevant du bien-commun, soulevant des défis de société, etc.). C’est dans ce spectre économique que se situe l’entrepreneuriat social. Au sein de ce secteur on trouve plusieurs écoles de pensées : il peut s’agir d’associations touchant au business pour trouver d’autres sources de financement ou d’entreprises se tournant vers le social par exemple.
Tout le monde parle d’entrepreneuriat social, il y a un côté un peu magique à ce terme. Probablement parce qu’on a un tas de problèmes sociaux, et que ces entrepreneurs apparaissent comme des solutions possibles.
Ces entrepreneurs peuvent-ils donc réellement changer la donne et régler certains problèmes ?
Il est un peu tôt pour le voir. Il faut cependant prendre conscience que ce terme très « sexy » d’entrepreneuriat social peut être réutilisé pour revisiter l’économie sociale et solidaire (associations, fondations, etc.) existante. Ce troisième secteur non public, non capitaliste a démarré lui aussi avec des leaders charismatiques (Coluche, l’abbé Pierre en France) qui ont bâti d’énormes groupes associatifs. Il serait donc un peu injuste de voir dans ces entrepreneurs sociaux quelque chose de totalement neuf.
« On ne peut pas dire pour l’instant que ces "nouveaux" entrepreneurs vont changer le monde. »
D’autant que les secteurs des services à la personne, de la nourriture équitable et de l’insertion par le travail ont explosé ces dernières années. Autant de domaines qui ont été défrichés par les associations d’abord. On a donc affaire à un processus. On ne peut pas dire pour l’instant que ces « nouveaux » entrepreneurs vont changer le monde.
L'entrepreneuriat social, une mode ?Que change le numérique à ce processus que vous décrivez ? Le financement participatif par exemple peut-il donner un nouvel élan à ces projets ?
En effet, on a assisté ces cinq dernières années à un grand nombre d’initiatives de crowdfunding. Le net a une capacité immense à toucher le public qui était auparavant réservée à ceux qui pouvaient payer des envois massifs de prospectus publicitaires, de campagnes de pubs, etc. Le web a démocratisé les fonctions de communication et de marketing. En conséquence cela a fait naître de nombreux projets.
Vous avez beaucoup écrit sur la différence entre États-Unis et Europe quant à la vision de l’économie solidaire, est-ce une différence culturelle, historique, législative… ?
La première différence c’est qu’aux États-Unis, il y a eu des coupes budgétaires dès les années 1980 avec Reagan. Ce n’était pas le cas en Europe à ce moment-là. Autre élément : les États-Unis cultive beaucoup la figure du héros.
« Aux États-Unis, il y a un focus sur la personnalité de l’entrepreneur seul. »
Les Américains aiment célébrer les héros et ils ont identifié des success stories pour donner le sentiment qu’on a affaire à une nouvelle génération d’entrepreneurs sociaux. Il y a un focus sur la personnalité de l’entrepreneur seul tandis qu’en Europe on évoque plus des dynamiques collectives, on met en évidence la participation des membres des associations par exemple. L’importance des fondations aux États-Unis a accentué ce phénomène : les grands philanthropes à la Bill Gates ont envie d’avoir devant eux un entrepreneur et non une association. Dernière différence : les États-Unis ont vu se proliférer les entreprises de consulting qui se tournent vers les associations pour orienter les campagnes de récolte de fonds par exemple. En Europe cela reste beaucoup moins présent.