Sur des vers de Virgile (III, 4) est un essai scandaleux aux yeux des religieux de son temps puisqu'il traite sans fard des relations sexuelles ; son auteur dit que l'amour physique est une chose bonne et " juste " (mot étonnant)... et après - entre autre - un long détour sur l'opposition entre amour et amour conjugal d'où il ressort que l'amour a peu à voir avec la conjugalité, l'essai se termine sur les pensées suivantes:
" Je dis que les mâles et femelles sont jetés en même moule, sauf l'institution et l'usage, la différence n'y est pas grande: Platon appelle indifféremment les uns et les autres à la société de toutes études, exercices, charges et professions guerrières et paisibles en sa république. Et Antisthènes ôtait toute distinction entre leur vertu et la nôtre. Il est bien plus aisé d'accuser un sexe que d'excuser l'autre. C'est ce qu'on dit, Le fourgon se moque de la paelle. "La dernière phrase mérite qu'on s'y arrête. L'étrange formule vient d'un proverbe cité par Rabelais qui signifie à peu près : " C'est l'hôpital qui se fout de la charité "...
Cette dernière phrase de l'essai (" C'est ce qu'on dit, Le fourgon se moque de la paelle "), peut être traduite en français moderne de la façon suivante :
" Comme on a coutume de dire : le tisonnier se moque de la pelle à feu ". Le fourgon est le tisonnier et la paelle est la pelle à feu. " Le " opposé à " la " dit bien l'opposition masculin féminin. Le sens est alors : les hommes se moquent des femmes mais au fond le tisonnier étant aussi noir de suie que la pelle à feu, il n'y a aucune raison pour que les hommes s'éprouvent comme supérieurs aux femmes. En bref : le mâle se moque de la femelle mais il n'y a aucun motif pour cette moquerie car les êtres humains - hommes et femmes - sont semblables.
La concision du propos est stupéfiante : difficile de faire plus court dans une problématique qui pour le XVIème siècle était relativement audacieuse et qui a de nos jours encore une belle pertinence, l'égalité homme-femme demeurant au centre de notre actualité sociale. Il est vrai que la relation homme femme traverse tous les temps, toutes les époques et que la lutte résumée ici en un proverbe métaphore, laisse le lecteur pantois d'admiration.
J'adore plus avant dans le paragraphe : " jetés en même moule "... il est épatant d'emprunter à l'artisanat (la reproduction de statues par exemple) une image aussi parlante.
Le génie de Montaigne ne tient pas à son audace de pensée seulement. Ou plutôt cette incroyable audace se double d'une expression à la hauteur du propos : concision et rythme par deux sont les éléments les plus étonnants.
Car le fourgon et la paelle sur lesquels le paragraphe et l'essai tout entier se terminent, forment un couple préparé de longue main par les expressions doubles : mâles-femelles, institution-usage, les uns-les autres, guerrières-paisibles, leur vertu-la nôtre, accuser l'un- excuser l'autre... et soudain on est pris de vertige : la dualité fameuse qui nous hante toujours maintenant, est ici martelée avec une conviction qui surprend. Le sage Montaigne est tout sauf un être modéré auquel on pourrait supposer un monotone conservatisme de façade. Il appuie au contraire avec beaucoup de fraîcheur et de brièveté à l'endroit où la société blesse de belle manière.
Son élégance, sa sobriété fine, son sourire, nous indiquent par avance que nous sommes toujours dans cette auberge borgne où les oppositions homme femme se forment sur un increvable entêtement social au beau milieu de notre temps qui se dit si moderne qu'on le nomme parfois post-moderne.
Je me demande si cette précipitation à vouloir sortir du " moderne " n'est pas le signe d'une régression dans les mœurs (à tout le moins d'une angoisse profonde) pour ne plus être confrontés à ces difficultés que les Renaissants et donc les hommes de l'antiquité avaient si bien su mettre en valeur. Ainsi Caton l'ancien disait-il déjà : " Si les femmes étaient nos égales, elles nous seraient supérieures ".
On retrouve chez Montaigne ce même type d'humour distancié, cette même conviction que l'on ne perd rien à dire les choses telles qu'elles sont.
" Sur des vers de Virgile " est un essai divagant, sinueux qui avance vraiment " à sauts et à gambades " comme le voulait son auteur pour l'œuvre entière. En ce sens il est exemplaire. Sa chance est qu'on ne l'étudie pas en classe (trop osé) et que sa réputation est sulfureuse (on exagère).
Il est surtout agile et drôle, truffé de digressions, conversation monologue où les anciens sont les vrais interlocuteurs.
A propos de l'amour physique dont j'ai signalé plus haut que Montaigne le qualifie de " juste " - à la grande surprise du lecteur - voici le passage où l'adjectif surgit sans prévenir :
" Qu'a fait l'action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, et si juste, pour n'en oser parler sans vergogne, et pour l'exclure des propos sérieux et réglés ? Nous prononçons hardiment tuer, dérober, trahir : et cela nous n'oserions qu'entre les dents. Est-ce à dire que moins nous en exhalons en parole, d'autant nous avons le droit d'en grossir la pensée ? "