L'expression: "Pas de souci!", je ne l'aime pas trop. Ce doit être une question de génération. Mon contemporain (dans le sens qu'il est du même millésime que moi), Fabrice Lucchini ne l'aime guère non plus, comme il l'explique dans un entretien accordé au Figaro Magazine il y a quelque trois ans.
A l'instar de Philippe Muray, il y voit, par son "usage intempestif", la manifestation la plus éclatante de "la célébration sympathique et chaleureuse de la fête", qui serait en fait "le symptôme d'un régime d'ordre, totalitaire, qui ne dit pas son nom": "Un système déréalisant où il n'y a prétendument plus de probème."
Il donne quelques exemples de cet usage, qui m'agace, comme lui: "Bonjour, est-ce que je peux avoir la clé de ma chambre? - Pas de souci." "Bonsoir, donnez-moi un diabolo-grenadine, s'il vous plaît. - Pas de souci."
Il pousse le "Pas de souci" un peu loin (on le connaît): "Au fond, telle est l'ambition finale du bobo confortable: pas de souci. Pas de souci d'embouteillages, pas de souci de logement, pas de souci d'enfermement dans une classe ou un quartier"etc.
Ce doit être un agacement de millésimé, puisque Annik Mahaim, qui est également une contemporaine (dans le sens indiqué plus haut), l'emploie par dérision pour dire au fond le contraire de ce qu'elle pense du monde contemporain.
Or il y a justement de quoi se faire du souci avec le monde actuel tel qu'elle le décrit dans les sept nouvelles qui composent son recueil intitulé Pas de souci! En effet les exemples qu'elle donne ne sont pas réjouissants, c'est le moins qu'on puisse dire.
Le séminaire d'entreprise dans les bains thermaux est l'illustration de la grande entreprise déshumanisée où les hommes (et les femmes) sont considérés comme de simples pions que l'on peut déplacer à volonté, sans souci, c'est-à-dire sans respect humain.
Sortie de famille est le mode d'emploi en 29 étapes pour se retrouver tout seul, sans autre lien familial que soi-même, dans un décor aseptisé, et sans que plus personne ne se soucie réellement de son existence.
Le syndrome de Lies est celui d'une jeune femme dont la fièvre acheteuse en articles à la mode, sans souci de dépenses (l'essentiel de son salaire y passe), voit un jour ses envies saturées au point de la rendre malade à la vue de tout magasin et qui y cherche remède comme d'autres fortune.
RH interne 5678 raconte l'histoire de l'administration publique pléthorique qui fait appel au privé pour réduire ses coûts à un point tel que les hommes (et femmes) cèdent la place à des robots, incapables de répondre au souci des usagers.
"Signez là" est le récit de l'évaluation des employés d'une entreprise par une entreprise externe, qui les pousse dans leurs retranchements sans souci de leur dignité et des conséquences que de tels mauvais traitements peuvent avoir sur eux.
Interprète des oiseaux est l'histoire d'une employée d'une société internationale d'interprétariat, qui revient dans son pays européen après la fermeture de la filiale australienne. Sa ville natale ressemble désormais à celle qu'elle vient de quitter, c'est-à-dire bétonnée, sans souci des âmes.
Zeoui, le lanceur d'alerte met à jour l'utilisation, par la multinationale qui l'emploie et qui fabrique des meubles sans vis, d'un matériau nocif aussi bien pour ses ouvriers que pour ses clients. Cette société bénéficie de connivences qui lui permettent de persister sans souci de santé humaine.
Annik Mahaim, clairement, est inquiète de l'évolution du monde. A travers ces sept nouvelles, elle le dépeint dans des termes alarmants et, pour tout dire, déprimants. Peut-être peut-on lui reprocher de généraliser un peu trop, d'être dès lors caricaturale, sans souci de montrer que le monde actuel n'est tout de même pas tout noir et que ce n'était pas mieux avant.
On a aussi envie de lui dire qu'il serait plus humain ce monde, du moins dans nos pays, s'il respectait davantage les libertés et responsabilités individuelles, s'il était plus fidèle à ses origines judéo-chrétiennes, c'est-à-dire s'il respectait davantage les personnes et leurs biens, aussi bien matériels que spirituels.
Francis Richard
Pas de souci!, Annik Mahaim, 168 pages, Plaisir de lire