Aux Dardanelles – Dans le château de Séduhl-Bahr
(De notre envoyé spécial.)
Séduhl-Bahr, … août.
Une mère disait un jour à un capitaine de vaisseau qui était
allé lui porter le souvenir de son fils immergé à l’entrée des
Dardanelles : « Chaque fois que j’entends le vent souffler, il me
semble que mon enfant remue dans le fond des eaux. »
Me voici sur ses eaux, allant à Séduhl-Bahr. Que cette mère
ne soit pas tourmentée par l’idée que le corps de son fils n’a pas trouvé la
paix. Rien n’y remue. Les grands éléments de la nature restent indifférents aux
peines et aux bonheurs des hommes. Et sans la coque du Majestic rien ne dirait que cette partie de l’Égée est aussi un
tombeau. Mais cette coque, où de plus en plus s’accrochent les algues, sort tel
un cippe et les mouettes viennent se poser dessus, comme les oiseaux sur les
croix des cimetières.
Le torpilleur qui nous conduit en Turquie porte l’amiral et
son pavillon.
L’amiral ne peut se décider à faire la guerre à l’allemande,
en se cachant. Il dit : « Nous avons les honneurs, il faut bien que
nous ayons les risques. » La petite étoffe blanche avec les deux étoiles
flotte au sommet d’un mât. Les Turcs ne manqueront ni de la voir, ni de la
saluer.
En une heure nous allons parcourir le chemin qui sépare
Képhalo de Séduhl-Bahr. Nous approchons. Deux sous-marins français sont au
repos. La moitié de l’équipage a quitté le bord et se baigne autour. Le
torpilleur les frôle. Ils reconnaissent le pavillon. Ils cessent de nager, du
pied touchent le fond et, la tête et les épaules seules dépassant, se tiennent
dans la position qu’exige le règlement.
Nous regardons l’entrée des détroits vers laquelle nous
courons à vingt nœuds. C’est une grande bouche qui nous semble ouverte pour
avaler ce qu’on lui présente. On a commencé par lui casser les dents de
devant : Koum-Kaleh, Séduhl-Bahr ; il lui reste celles de
derrière : Chanack, Kilihd-Bahr. Ce sont ses suprêmes défenses avec le
venin qu’elle sécrète, c’est-à-dire les mines qu’elle charrie.
Abordons. C’est le River-Clyde
qui sert de paravent et de ponton. C’est lui qui sert aussi d’encaisseur. Les
Turcs qui sont des gars polis ont envoyé, sous forme de deux obus de 77, leur
salut aux deux étoiles de l’amiral. Ce sont deux bonnes étoiles. À quatre
mètres, c’est le River-Clyde qui
prend. Il en a d’ailleurs l’habitude. Les zouaves qui travaillent à ses côtés
aussi. Ils étaient trois, courbés sur le sol, liant des sacs quand l’éclatement
se produisit. Sans se relever, ils portèrent la main ouverte à leur
casque : ils disaient familièrement bonjour à la mort.
Tout Séduhl-Bahr est dans ce premier tableau.
Séduhl-Bahr,
silence !
Je suis entré dans d’autres ruines, dans d’autres villes
bombardées. La vie, malgré tout, n’y avait pas perdu toute racine. On voyait
quelques gens aller, on apercevait des têtes de femmes derrière une fenêtre. Le
boulanger vendait encore du pain, des autos passaient, d’autres bruits
existaient que ceux de la guerre. Tout cela était sous l’angoisse, sous
l’appréhension, mais enfin tout cela était.
Ici, suivez-nous : nous quittons le ponton de
Séduhl-Bahr. Les dieux sont représentés marchant dans des bouffées de nuages,
nous avançons de même dans la poussière. Voilà bien des voitures traînées par
des mules, mais elles sont muettes, c’est comme si elles roulaient dans du
coton. Sans parler, les zouaves sont à leur besogne. Nous montons vers les
immenses murs du château romantique que nos canons ont délabré.
Ses assises ont l’épaisseur d’un bras. Bouleversés, ses
canons ont la gueule en terre. Ceci renforce notre impression que l’on a voulu
que tout se taise ici. Silence. Nous montons toujours. À notre gauche,
dépassant de hauteur le château, une maison fut tellement découpée qu’elle
donne, à la colline qui la supporte, l’allure d’une acropole présentant au ciel
des ruines authentiques. Nous allons entrer dans le château. Accroupis, des
Sénégalais, un petit marteau à la main, ne font rien. Étant devant un tas de cailloux, on devine que leur
travail doit être de les casser ; s’ils ne s’y mettent pas c’est
certainement dans la crainte de faire du bruit. En fait de bruit voilà deux
sifflements. C’est une arrivée d’obus d’In-Tépé. On ne sait pas trop où ils
éclatent. Voici l’entrée.
Des cimetières, il y en a d’abord un à l’entrée pour vous
prévenir que ce n’est pas fini, et après il y en a partout. Nous sommes chez le
commandant de l’artillerie, une vieille connaissance que nous retrouvons.
Debout, dans son réduit, nous prenons du thé froid.
— Mais, lui dis-je, vous habitez un cimetière !
L’amas de terre qui étaye un des côtés de sa bicoque est le tumulus de trois
tombes. Son lit est juste contre. Les morts et le vivant dorment séparés par
une planche. Et souvent, à son réveil, le vivant doit recouvrir les
morts : la terre éboulée a mis au jour des pieds.
Ce que disent ces
ruines
— L’expédition des Dardanelles ! Vous vous souvenez
alors qu’elle s’est décidée, comme elle se présentait sous un jour brillant. Le
nom d’abord était joli, l’endroit prometteur : l’Orient !
Constantinople ! C’était reluisant.
Venez à Séduhl-Bahr, vous la regarderez au-dessus des
murailles de la citadelle. C’est le meilleur observatoire pour la juger.
Pour une expédition, c’en est vraiment une. Vous pouvez
prendre toutes les entreprises audacieuses de l’histoire, elles ne confondront
pas celle-ci.
Rentrez dans les ruines de ce château, et vous le sentirez
ce relent d’épopée.
À l’hôpital ce n’est pas seulement d’outils de rechange dont
il faut se munir, c’est de docteurs, car on n’est jamais sûr que celui qui
commence l’opération la terminera ; aux postes ce n’est pas définitivement
que l’on ferme les sacs : un 77 en a rouvert plus d’un. Si la mort arrive
en sifflant c’est en sifflant aussi qu’on la reçoit. C’est en sifflant que,
crâne nu, sous un soleil rougi à blanc, le général Bailloud traverse la cour du
château.
Le Petit Journal, 25 août 1915.
La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 7 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille.