“I simply feel that they are making the most important music of the 21st century”. Telle était la subtile déclaration qu’Ivo Watts-Russell, fondateur du mythique label 4AD, a doucement laissé glisser à propos de la sortie du dernier album en date de Stars of the Lid, …And Their Refinement of the Decline. Séminale association rassemblant Adam Wiltzie – aujourd’hui fort pimpant au sein d’A Winged Victory For the Sullen – et Brian McBride – guitariste au sein de Bell Gardens et professeur en Californie – Stars of the Lid est un groupe qui, depuis leur apparition sur Kranky, ne cesse de faire tournicoter les consciences à coups de terribles et longues passades de maximale détente. Véritable maison mère des deux hommes depuis Ballasted Orchestra, sorti en 1996, Kranky a récemment décidé de rééditer les deux derniers albums du duo, les exceptionnels Tired Sounds of Stars of the Lids, de 2001 et Refinement of the Decline, qui date de 2007.
Ces deux lascifs monologues d’abandon – un peu plus de deux heures de musique par album – s’avéraient jusqu’alors très recherchés, les stocks venant à être épuisés, on pouvait mirer des copies partant à plus de 200$ sur les plateformes d’échange : il fallait remédier à tout cela, et Kranky l’a fait de la plus belle des manières en proposant à nouveau les albums dans leur format originel ; deux fois trois LP d’un vertige infini où se croise facile les plus belles notes d’absolu que j’ai pu entendre de ma petite et innocente existence.
Car, en toute honnêteté, c’est franchement de la belle musique. C’est comme se sentir et se prolonger à l’intérieur d’une poche de silence : une espèce de refuge tranquille, à l’abri des secousses de l’extérieur. Wiltzie et McBride dialoguaient, à l’époque de la composition de Tired Sounds comme celle de Refinement, à distance – l’un à Austin, puis à Bruxelles, l’autre à Chicago, puis à Los Angeles – et l’on ressent si fort ce lent processus de maturation, laissant le son se développer paresseusement, tranquillement, patiemment, à travers les fragments de morceaux qu’ils s’envoyaient l’un à l’autre, régulièrement, de nuit, pour « éviter les distractions » comme le dit Wiltzie.
Requiem for Dying Mothers (Part 1), resplendissante ouverture de cet album – l’un de leurs meilleurs et plus beaux morceaux – illustre avec splendeur la toute-puissance d’un duo qui, maîtrisant sans égal son territoire, pourfend l’assemblée d’une suite mélodique propre à littéralement matérialiser des souvenirs, les secouer de concert et les faire rouler telle une paire de dés sur une table en bois dur comme le parquet de son enfance. Bien sûr, ce n’est qu’un simple exemple. Car les deux albums dont nous causons ici atteignent fort souvent ces superbes moments d’intensité, lorsque ces mille tissus de sons se comportent comme des spectres, avancent lentement comme la lueur d’une pensée, d’une idée, d’une image, comme si un souvenir prenait réellement forme à ce moment précis, que tout se dessinait si facilement devant soi. Le pouvoir d’évocation de cette musique s’élève au-delà de l’imaginable, avec ces multiples courants de cordes, ces cascades d’éclats lumineux qui s’entrecroisent, filent et se rencontrent comme autant de songeries différentes, s’attardant sur des impressions, des sensations, de vagues possibilités de mémoire. Cette musique bat la perspective, rappelle les échelles et rassemble l’univers en une seule goutte d’eau que l’on s’amuse à contempler de tous côtés : c’est alarmant de constater à quel point ces œuvres font sens, saisissent la pleine réalité des choses, une espèce d’immense torpeur isolant chaque seconde, infusant cette douce mélancolie qui se transforme en déclinante contemplation. Ces belles notes qui s’apposent sur tout comme la dernière couche de lumière de la journée, à la fois rouge, marquante et fatiguée ; ces séquences qui s’appliquent à tout, traversées parfois de sonorités bien réelles, comme ce passage emprunté au Stalker de Tartovski sur Requiem For Dying Mothers (Part 2), ou les nombreuses références à Lynch, plus généralement, qui parcourent leur discographie (Mulholland sur Tired Sounds, ou l’incroyable Music For Twin Peaks Episode # 30 sur Ballasted Orchestra).
Tout change, rien ne change, cela ressemble au monotone ressac de l’océan, toujours présent, jamais le même. C’est ce qui rassure seulement si fort dans la musique de Stars of the Lid, cette manière de quiétude parfaitement apaisée, sans conscience, divaguant à travers les tièdes courants doucement soufflés par des titres dépassant sans forcer la dizaine de minutes : il y a quelque chose de fantastique, au sens littéral, comme si chaque seconde de cette musique semblait destinée à illustrer et fixer chaque élément d’un panorama, que chaque instant semblait s’écouler comme un ricochet de lumière sur une rivière oubliée, comme si le temps prenait la mesure des longs pèlerinages façonnés par ces deux personnages. Plus éclairé, Refinement of the Decline agit comme ces variations de lumière, lorsqu’un nuage cède mollement sa place au plus intense des soleils, découvre une aube d’une incalculable profondeur, presque terrifiante, et entoure chaque élément d’une pleine aura de chaleur, aussi tendre et tiède qu’un doux vent d’été, de celui qui ne fouette pas mais supporte, au contraire, toutes les dérives de l’âme. C’est franchement agréable.
Stars of the Lid aura produit, par la paresse des plus grands, deux immenses ouvertures vers l’Univers ; une musique qui agit comme cette dernière tirade de l’esprit, celle qui saisit, intègre, maîtrise tout, suite d’une longue chaîne d’expériences maladroites comme de réussites effacées, celle qui s’affiche comme un sourire, le dernier cadeau fait au monde. Deux albums d’une excessive splendeur qui ne cessent de fasciner une collection d’adeptes de plus en plus étendue. Le duo travaille sporadiquement sur un nouvel album, peut-être pour 2016, peut-être en collaboration avec Ben Frost : les deux hommes joueront quoi qu’il en soit une paire de dates, mi-septembre, en Amérique du Nord, accompagnés d’un orchestre de cordes, et parsèmeront certainement leurs performances d’une sélection de nouvelles pièces, annonciatrices d’un futur qui semble dans tout les cas bien certain. En attendant, je vous prie, effectuez une triple pirouette au sein de ces rééditions, cela changera positivement vos relations avec les autres. Je vous l’assure.