Six jours de Ryan Gattis 4/5 (23-08-2015)
Six jours (440 pages) sort le 26 août 2015 aux Editions Fayard (traduction : Nicolas Richard).
L’histoire (éditeur) :
9 avril-4 mai 1992.
Pendant six jours, l’acquittement des policiers coupables d’avoir passé à tabac Rodney King met Los Angeles à feu et à sang.
Pendant six jours, dix-sept personnes sont prises dans le chaos.
Pendant six jours, Los Angeles a montré au monde ce qui se passe quand les lois n’ont plus cours.
Le premier jour des émeutes, en plein territoire revendiqué par un gang, le massacre d’un innocent, Ernesto Vera, déclenche une succession d’événements qui vont traverser la ville.
Dans les rues de Lynwood, un quartier éloigné du foyer central des émeutes, qui attirent toutes les forces de police et les caméras de télévision, les tensions s’exacerbent. Les membres de gangs chicanos profitent de la désertion des représentants de l’ordre pour piller, vandaliser et régler leurs comptes.
Au cœur de ce théâtre de guerre urbaine se croisent sapeurs-pompiers, infirmières, ambulanciers et graffeurs, autant de personnages dont la vie est bouleversée par ces journées de confusion et de chaos.
Mon avis :
« Soudain, on a la vue d’une caméra dans un hélicoptère, et le ciel –mec, le ciel est même pas bleu même pas de cette espèce de gris cassé qu’on a les pires jours de smog. On dirait du béton mouillé. Un gris tellement sombre qu’il est presque noir. Et qui a l’air lourd.
À cet instant, je me rends compte que j’ai sous les yeux une zone de guerre. En plein South Central.
Comme si quelqu’un avait rassemblé tous les saloperies que j’ai vues au Liban pratiquement toute ma vie, les avait entassées dans une boite, puis les avait éjectées en l’air et avait libéré ce chaos dans mon jardin. C’est un truc digne de la bande de Gaza. la neta, les mecs.
Et toute cette scène me dit la même chose à moi qu’à n’importe quel crétin ayant de de vilaines pensées n’importe où dans cette ville : putain, aujourd’hui, c’est ton jour homie. Felicidades, t’as gagné à la loterie ! » (José Laredo, Aka Big Fate- 30 avril 1992)
Les émeutes de Los Angeles de 1992, suite à l’acquittement des policiers responsables de voix de fait sur Rodney King, servent de toile de fond au roman de Ryan Gattis. Dans ce décor de feu et de sang, ses protagonistes prennent tour à tour la parole pour nous rendre compte de la vie que mènent bourreaux et victimes de ces quartiers livrés aux gangs.
Six jours est un roman choral spectaculaire par sa force narrative, sa violence et sa tension qui va crescendo. Lynwood (Californie) vit au rythme des règlements de compte où l’âge et le sexe n’ont plus d’importance.
« Je contemple le résultat qui s’étale sous mes yeux, en essayant de me préparer à retourner dans le feu de l’action. De mon siège, on dirait que Los Angeles a essuyé des raids aériens. On dirait qu’il y a eu des bombardements. (…) Je me dis que c’est à ça que l’enfer doit ressembler. » (Anthony Smiljanic-1er mai 1992)
Pour venger la mort de sa sœur, Trouble va faire abattre Ernesto Vera, un brave gars plein de projets et de rêves. Cette mort, que l’on suit en direct du point de vue de la victime, est le début d’une spirale sans fin où la vengeance et les représailles prennent le dessus au préjudice de la vie, une véritable descente aux enfers qui fait froid dans le dos.
« Je prends alors conscience d’une chose qui me frappe come un éclair. Je songe : Voilà ce qu’on ressent quand on subit une injustice. Ce sentiment de rage, de dégout, d’impuissance, quand on attend que l’autre comprenne enfin la situation, quand on prie pour que cet agent, ce flic, se rende compte de la folle connerie qu’il est en train de commettre, qu’il m’enlève les menottes, qu’on puisse tous véritablement sauver quelque chose. » (Kim Byuong-Hun_ 30 avril 1992)
« Je vois alors l’expression sur le visage du môme, le sérieux et la jubilation maladive et je vois le parpaing tomber au ralenti, je ressens dans mon vendre le son qu’il fait au moment du contact avec le menton. Le machin s’enfonce dans un craquement atroce de l’os de la mâchoire qui cède.» (Anthony Smiljanic-1er mai 1992)
« Quand même, ça aurait été bien d’empêcher qu’un quartier disparaisse sous les flammes sans être attaqué par ses résidents, ceux-là même à qui on essaye de porter secours. Mais c’est trop demander, hein ? Des bestiaux, je te jure. » (Anthony Smiljanic-1er mai 1992)
« Ce qu’il a, à Los Angeles, c’est un mélange particulièrement toxique de citoyens aux histoires culturelles et aux systèmes de croyances singulièrement disparates, mais ce qu’il y a par-dessus tout c’est une population affiliées à des gangs hautement fragmentés, dont le nombre est évalué à cent deux mille individus. (La première fois que j’ai eu connaissance de ce chiffre j’ai dit à mon supérieur : « Ce n’est pas une statistique, c’est une armé. ») » (Anonyme-3 mai 1992)
Six jours, c’est de multiples protagonistes, c’est 17 voix, c’est une énergie incroyable et un travail remarquable. Gangsters latino, chefs de crew, trafiquant de drogues, infirmière, pompier, graffeur, commerçant coréen, anonyme issu d’une agence gouvernementale secrète, junkie peu fiable…donnent un tableau complet des événements (pas ceux auxquels nous étions préparés) par leurs différents rôles, leurs différents regards, leurs passés et leur relations. Chaque voix possède son ton, son vocabulaire et sa personnalité que Ryan Gattis exploite admirablement bien.
Il ne s’agit pas simplement d’un enchaînement de prise de parole de témoins ou d’acteurs liés à ces émeutes, mais il y a une véritable intrigue que la mort d’Ernesto déclenche et qui enchevêtre alors tous ces destins. Comme si tous se passaient le relai pour prendre la parole, un fil invisible les relie les uns aux autres. Le tout se tisse, se construit et s’imbrique parfaitement.
On vit tout ça de l’intérieur et à mesure que l’on change de narrateur, la tension grandit pour nous faire vivre plus intensément les événements. Le dimanche 3 mai (au 5éme jour d’émeutes), avec l’intervention d’Anonyme, le récit prend alors aux tripes. Après s’être approché si près des protagonistes, et s’être attaché à certains (tels que Clever, expert en sciences des affaires criminelles, qui est loin d’être un si mauvais bougre) la loi du ghetto, devenue zone de non-droit, vient vous donner une bonne claque et presque l’envie de vomir. Le langage est cru, c’est dur et hyper violent, mais l’auteur ne tourne pas son histoire juste autour d’assassinats, de cruauté ou d’actions criminelles immorales. Chaque histoire personnelle apporte une humanité et une ouverture à l’intrigue principale qui laisse quand même espérer un avenir meilleur.
Dans cette histoire, l’auteur glisse plus d’une information et sans être un roman témoignage ou documentaire, Six jours possède un réalisme soutenu qui rappelle sans cesse la réalité de ces émeutes. Et, bien que les personnages soient fictifs, le travail de recherche qu’a fait Ryan Gatttis autour de ces communautés permet de les faire coller au mieux à la réalité.
Je ne suis pas fan des romans mettant en scène les gangs, mais j’ai vraiment apprécié cette immersion. Grâce à la structure de l’intrigue tentaculaire et fragmentée et à la force des voix qui sans y paraitre s’intensifie peu à peu, ce roman a su me captiver. Tragique mais malgré tout nuancé, Six jours est un roman qui marque.