Nous voilà prévenus : ce journal « non quotidien » (p.7), tenu de 1983 à 1986, ne sera pas à dominante d’auto-analyse sentimentale ou psychologique. De fait, si la présence de Renate (la compagne) et d’Amélia (leur fille) est constante, c’est toujours de façon incidente, par courtes touches montrant une famille heureuse même si on imagine qu’il n’a pas dû être simple pour l’auteur de diriger l’institut français de Francfort alors que Renate restait à Paris pour « inventorier et cataloguer le Fonds Aragon au CNRS » (p.14). La vie familiale reste en arrière-plan, sans doute autant par pudeur que par choix littéraire du diariste : le journal n’est pas pour lui le lieu de l’épanchement. A une exception près : la notation de ses rêves. Elle reste une constante (pp. 46, 55, 62, 85, 102, 110, 112, 135, 194, 198…) sans que Lance l’explique ou la justifie : habitude ? curiosité ? amusement ? étude de soi ? matériau poétique ?... Il y a là, en tout cas, une fenêtre qui reste ouverte sur l’ « intime », même si le rêve est restitué de façon brève, brute, sans analyse ou commentaire.
L’essentiel du journal est occupé par ce qu’on pourrait appeler la vie littéraire. A commencer par celle de Lance lui-même. On croise beaucoup d’amis (Soupault, Ray, Vargaftig, tout le groupe d’Action Poétique…) et on suit l’activité assez intense de l’auteur en tant que revuiste, traducteur, éditeur… Lectures, manifestations littéraires, spectacles, rencontres… Cette dernière activité s’intensifie avec la nomination à Francfort : Lance y fait venir Robbe-Grillet, Bonnefoy, Roubaud, Noiret, Bon, Ernaux, Guillevic, Réda… Cela donne lieu à des comptes-rendus rapides mais incisifs, vivants. Tout aussi intéressant est de suivre le poète Lance dans l’accompagnement de la sortie de son livre, Ouvert pour inventaire, en 1984. Le journal, et l’honnêteté de l’auteur, nous restituent toutes les étapes : refus élogieux de P.O.L. puis acceptation du livre par Belfond (p.78), le passage obligé (et drôle) du service de presse (p.82), les premières réactions (pp.85 à 89), les « premiers articles » (p.104), et le dernier mentionné, celui de C. Adelen, « le plus perspicace et le plus chaleureux que j’ai lu jusqu’à maintenant sur mon livre » (p.109). On regrettera ici le parti-pris de retenue du diariste ; il s’en tient à ce qui est dit de son livre, sans commentaire en retour sur son propre travail, buts et moyens.
La relation à l’Allemagne (plus particulièrement la RDA) est une autre ligne de force : on mesure, à lire ces pages de 1983-86, combien la chute du mur était à la fois en cours et imprévisible, et combien le parcours politique de Lance est à la fois exemplaire et singulier dans son rapport au PC, aussi bien français que celui de la RDA. C’est une autre facette de l’intime, mais pas au sens habituel du mot. Lance est clair : il a « adhéré au parti communiste à l’automne 1963 » (p.25) et il en est sorti en 1981, « sur la pointe des pieds » (p.28). Mais il continue de lire L’Humanité et regrette qu’aux élections européennes de 84 « le parti communiste descend(e) à 11%, à peine plus que Le Pen » (p.113). Et son analyse sonne étrangement lorsque, pour expliquer l’échec aux municipales de 83, il écrit : « Immigration, chômage, insécurité : la droite a su jouer de tout cela. » (p.31). Dans le court texte liminaire, l’auteur considère son journal et justifie sa publication en parlant d’ « un témoignage sur une période où, succédant à l’illusion de pouvoir "changer la vie", s’amorça sans doute dans notre pays une inquiétante régression. » (p.7) On ne peut lui donner tort.
Le malaise se retrouve chez deux amis écrivains de RDA, très présents dans le journal : Christa Wolf et Volker Braun. Leurs démêlés avec la censure, leur hésitation à rester ou quitter le « parti » (p.126)… Toute l’évocation précise du système est-allemand de surveillance de la littérature est passionnant à suivre de l’intérieur, comme lors d’une conférence à Berlin-Est, où le vice-ministre de la culture expose « la politique éditoriale de la RDA » (p123 à 125). Le livre est riche de remarques et d’anecdotes, toujours lucides, tant sur la situation allemande que française : une note de mai 84 pourrait la résumer : « Aux amis de l’Est, je pourrais dire : Vous avez la langue de bois / Nous avons la loi des banques » (p.109).
Ce que l’on entend de plus fort peut-être dans ce journal, c’est une forme de désenchantement que l’humour, l’amitié et la littérature peinent à compenser vraiment. Même si la vie l’emporte sur la mélancolie.
Antoine Emaz
Alain Lance, Coupures de temps, Tarabuste éditeur, 220 pages, 15 €