CE SOIR J’AI PEUR, Annie Saumont (1961)
« Je ne sais pas écrire de roman. Il faut entrer dans des explications, voire dans la psychologie, il faut échafauder toute une construction, cela ne me convient pas. Ce qui me plaît, c’est la nouvelle très courte. Pas de psychologie mais de l’observation, des situations, un dénouement parfois, pas toujours, je ne veux pas être l’auteur omniscient, je veux un lecteur actif. »
Annie Saumont, 88 ans, stakhanoviste de la nouvelle (environ 300 publiées) et considérée comme une grande dame de la littérature a donc écrit très peu de romans, affirmant à Le Monde en 2012 que cela ne lui convenait pas. Chère Annie Saumont, sauf votre respect, cette récente réédition de Ce soir j’ai peur vous donne – pour la plus grande satisfaction du lecteur – bien tort. Car, si je ne m’étais personnellement jamais repue de vos nouvelles, la découverte de votre prose romanesque au travers de cette histoire intemporelle et d’une modernité saisissante eut tôt fait de me réjouir. Et, si écrire des romans ne vous sied visiblement guère, il n’en reste pas moins que votre plume elle s’en charge admirablement bien…
Ce soir j’ai peur tourne autour d’un personnage trouble, Jane Ferrand, vingt ans, évoluant dans un centre de culture physique – sorte de Sport-étude de l’époque – où elle se distingue comme gymnaste. Jane est une jeune femme débordée par ses émotions et attaquée de toutes parts par ses démons, lui enjoignant de se souvenir qu’elle a jadis empoisonné son amant, Pierre, dentiste de vint-cinq ans son aîné qui faisait peser sur elle le poids de son tempérament malsain et despotique. Jane, terriblement troublée par les hommes qui composent sa vie, aurait assassiné Pierre pour l’amour de François – jeune artiste spectral – un jour détrôné dans le cœur de cette dernière par Vincent, athlète du centre qui attirera bien vite son attention. Semblant éviter des parents aimants mais qui ne la comprennent pas, Jane aurait voulu être peintre et bâti un personnage fuyant, lointain et esseulé au milieu de sa forêt de tourments…
Annie Saumont se présente au lecteur drapée d’une élégance sauvage et quelque peu perverse, distillant au fil des pages une œuvre sèchement et mélancoliquement poétique. Les phrases sont courtes et sans détour, sautant avec une régularité de métronome du soliloque au discours à la troisième personne, parti pris qui met au jour un écrit évaporé, abstrait, subtilement confus et confère à la lecture et l’intrigue un mystère aux effluves de schizophrénie. Annie Saumont décrit magnifiquement les souffrances et émois de jeunes femmes entrant dans l’âge adulte et au quotidien très masculin ; les filles se nomment entre elles par leur nom de famille, se montrent revêches, solidaires, pestes ou concupiscentes, compétitrices tiraillées entre leur quotidien millimétré de sportive et leurs désirs d’émancipation et de folie. Le sexe et les relations tiennent une grande place dans leurs conversations, tandis que Jane brûle à petit feu, se consumant de son crime, entre culpabilité dévastatrice et obsession de justifier son geste mortifère.
L’écrivaine livre un roman sombre et éprouvant, creusant pages après pages les sillons de la douleur, celle d’une femme trop jeune pour côtoyer le délit et qui s’enfonce inexorablement dans une dépression trouble et déstabilisante pour celui qui la lit. Une œuvre qui laisse une ouverture sur tous les fantasmes et tous les possibles et qui rappelle que quelque soit l’époque, les préoccupations, désirs et névroses de la jeunesse restent les mêmes. Un roman que l’on pourrait transposer sans difficulté en 2015 bien qu’il ait été rédigé il y a plus de 50 ans ; merveilleusement impalpable et sibyllin, il dépeint parfaitement les troubles d’ordre psychologique qui enserrent Jane, et n’est pas sans rappeler Le Démon d’Hubert Selby, Jr.
Gracieusement ténébreux…