En 1988, Isao Takahata se révéla aux yeux du monde en lui arrachant ce qu’il pouvait lui rester de cœur et de larmes. Avec Le Tombeau des Lucioles, il livra un classique instantané, un drame d’une beauté et d’une âpreté inouïes, faisant définitivement entrer le cinéma d’animation dans la cour des grands.
En narrant le destin tragique d’un frère et d’une sœur au lendemain du bombardement de Kobe par l’armée américaine, Takahata confronta les démons de la Seconde Guerre Mondiale, esquissant les horreurs et les supplices vécus par une population meurtrie et défaite, par des enfants orphelins de guerre, abandonnés à leur sort.
Seita et Setsuko, deux noms à jamais gravés dans la mémoire de ceux et celles qui auront eu la chance (et dans une certaine mesure, le courage, également) de voir ce qui reste encore plus de vingt-cinq ans après le film majeur de la carrière de Takahata.
Une carrière riche en réussites – Mes Voisins les Yamada, Pompoko, Kié la Petite Peste notamment -, mais finalement assez chiche en quantité.
Car s’il est une constante chez ce réalisateur, c’est sans aucun doute sa propension à prendre son temps. Ou du moins, à faire montre d’une exigence telle qu’elle le place irrémédiablement au-dessus des affres de toutes notions de productivité. La qualité se paie et se mûrit. Longuement.
C’est donc au terme de pas moins de huit années de gestation que Le Conte de la Princesse Kaguya vit le jour en novembre 2013 au Japon, et – à l’heure de la mondialisation et des sorties simultanées…- un an plus tard en Occident.
Une éternité en comparaison de la productivité de son célèbre acolyte du Studio Ghibli, Hayao Miyazaki.
Difficile, du reste, de faire plus opposées que ces deux (fortes) personnalités, avec d’un côté un stakhanoviste invétéré à la production pléthorique, et de l’autre un rêveur déterminé, préférant prendre tout le temps qu’il estime nécessaire à la matérialisation de sa vision.
Une volonté de maturation détonante, qui n’a finalement que peu d’égales.
On aurait pu citer Terrence Malick dans un tout autre registre, mais les sorties consécutives de Tree of Life, To the Wonder, et Knight of Cups en moins de cinq ans auraient tendance à nous faire mentir.
Le cinéma de Takahata est un cinéma de longue haleine, qui se crée, se déploie et se mûrit à travers les années, dans une recherche d’éternité toute japonaise, et de fait bien trop rare, voire difficilement compréhensible pour les occidentaux, là où celui de Miyazaki reste probablement plus accessible.
Sans préjuger des qualités respectives des films de ces deux grands maîtres de l’animation, en résultent toutefois des œuvres diamétralement opposées dans l’approche de leur art.
Miyazaki a sans conteste instauré une cohérence visuelle forte à travers l’ensemble de ses films, de Princesse Mononoké au Château Ambulant, en passant par Ponyo sur la falaise, pensant son cinéma, quelles qu’en soient les thématiques, avant tout de manière picturale. En somme, il y a apposé sa marque du sceau du crayon.
Takahata, quant à lui, articule le sien autour de l’histoire et des émotions qu’il souhaite conter. Le dessin devient à ce moment-là un moyen plus qu’une fin, le style s’adaptant au récit et à l’univers (dé)peint.
Rien d’étonnant donc à voir un tel gouffre formel entre Le Tombeau des Lucioles aux traits réalistes et Le Conte de la Princesse Kaguya, plus proche des estampes sur parchemins.
Si la patte Miyazaki se trouve être reconnaissable au premier coup d’œil, celle de Takahata se fait, elle, moins franche, moins évidente, car davantage mêlée au fond qu’à la forme.
Pourtant, que l’on ne se méprenne pas. C’était certes déjà le cas pour ses précédents travaux – et Le Conte de la Princesse Kaguya lui non plus n’y échappe pas -, on va l’espace d’un instant perdre tout sens de la mesure, et lâcher les chevaux : c’est indéniable, c’est diablement beau.
On pense en particulier à Katsushika Hokusai et ses vues du Mont Fuji ou ses Moissonneurs au travail, à l’élégance stylistique d’Okami également – et parfois-même à Ernest et Célestine, eh oui -, aux coups de crayons brossés et dynamiques, le fusain aiguisé. C’est simple : rarement la sensation de voir une peinture calligraphique littéralement prendre vie se sera faite aussi prégnante.
Un mille-feuille visuel aux multiples niveaux de profondeur, où richesse et épure ne sont plus antinomiques mais totalement complémentaires. Il suffit de voir la complexité de la représentation de la Capitale pour mesurer la somme ahurissante de travail qu’elle a dû à elle seule demander, afin d’en faire ressentir la densité tout en conservant une clarté de tous les instants pour le spectateur.
Sans compter la précision des drapés, des volumes et des textures dont on en viendrait presque à en ressentir les gouttes d’encre et de peinture.
Visuellement une véritable œuvre d’art, bien loin cependant d’un formalisme purement académique.
Car l’une des forces de Takahata est de penser son art comme un terrain d’expérimentations, et de mettre le temps dont il dispose au profit de recherches visuelles et narratives à même de pousser encore et toujours son média plus loin.
À chaque événement majeur son empreinte visuelle, renouant avec un cinéma des images moins explicite, plus aérien, les laissant respirer, leur donnant la chance de raconter sans mot dire.
Et autant prévenir d’emblée : Le Conte de la Princesse Kaguya est long, très long – plus de deux heures -. Une œuvre-fleuve, d’une durée finalement peu commune pour un film d’animation de manière générale.
Isao Takahata aime prendre son temps pour créer, oui, mais aussi pour raconter.
L’histoire, donc, de la Princesse Kaguya – Kaguya-hime en japonais -, inspirée du Conte du coupeur de bambou, un des textes fondateurs de la culture japonaise, notamment livré à la postérité dans un emaki de Kose Ōmi, aux environs du IXe siècle, dont la principale caractéristique est de dérouler sa narration de manière horizontale. En d’autres termes, l’histoire se déroule à mesure que s’ouvre le rouleau sur lequel la calligraphie et la peinture sont imprimées.
En fidèle érudit, pleinement conscient de ses origines, Takahata a ainsi choisi de transposer ce système narratif, par nature intrinsèquement lié aux rouleaux écrits, offrant par là-même un récit linéaire, contemplatif, à la temporalité toute en lignes de fuites.
Une fuite que recherche désespérément la Princesse Kaguya. Une fuite d’une vie qu’elle n’a pas choisie, une vie d’apparats, de protocoles, et de carcans dans laquelle une société désespérément patriarcale souhaite l’enfermer.
Une princesse, ça doit être jolie, et se marier, évidemment avec un homme riche et de bonne famille. Le cœur a ses raisons que la noblesse ignore. C’est la base du bonheur, selon les canons en vigueur.
Sauf pour Kaguya. Ou Petit Bambou, comme l’appellent affectueusement ses amis d’enfance.
Une jeunesse bénie, loin des tourments de la ville, en phase avec la faune et la flore, à l’écoute des êtres de toutes natures, de leurs joies et leurs tourments. Une vie par ailleurs dure comme peut l’être celle des paysans, des coupeurs de bambous, et autres travailleurs de la terre, mais simple, sans fioritures, comme Petit Bambou.
La déchirure n’en est dès lors que plus terrible lorsque son père adoptif, celui qui l’aura trouvée au cœur d’un bambou, décide pour son bien – et surtout pour le sien – de gagner la Capitale pour lui offrir une vie soit-disant digne de son rang.
Une destinée brisée, cependant abordée avec une modernité salutaire par Takahata. Car sa Princesse Kaguya, contrairement au conte initial, ne subit pas. Elle respecte les codes par amour et respect pour ses parents, mais refuse toute passivité face aux événements lui étant imposés.
Des prétendants qu’elle n’aime pas lui font la cour avec la persuasion de rafler sa main et la (pro)mise ? Qu’à cela ne tienne : vive d’esprit, elle leur demandera à chacun l’impossible. Conquérir son cœur dévolu à Sutermaru, son amour de jeunesse, ce sentiment d’une pureté toute enfantine et d’un absolu totalement construit.
Elle apprend à savoir ce qu’elle veut. Elle sait d’ores et déjà ce dont elle ne veut pas. Et dans un Japon encore et toujours ampoulé dans ses codes rigoristes et traditionalistes, la Princesse Kaguya, forte tête et de caractère, ne s’en laissera pas compter, préférant souffrir, éprouver son chagrin, ses peines et ses joies, plutôt que de rester confinée dans un vide émotif auquel on la condamne en tant que femme du monde.
C’est elle qui a décidée de son propre chef – au mépris des règles – de fuir son Paradis Lunaire lisse, désincarné, et sans aspérité, pour apprendre et ressentir la vie, la vraie, sur Terre, près de la terre. Celle des risques et des passions, des bonheurs et des trahisons.
Une femme forte, actuelle. Une Mulan sans paternalisme, au service d’un film-somme.
Car pour Isao Takahata, du haut de ses soixante-dix huit ans, Le Conte de la Princesse Kaguya résonne avant tout comme un manifeste. Une volonté de synthèse de l’ensemble de sa carrière, en intégrant au cœur d’un même film ses obsessions de toujours.
Sans oublier, aussi et surtout, sa préoccupation quant à la préservation de la Nature, et sa potentielle destruction par l’avancée inexorable de la ville sur les campagnes.
Cousine de Pompoko, La Princesse Kaguya ne perd pas de vue ce constat, et au milieu des innombrables sujets, explicites comme tacites, abordés par Takahata, cette soif de retour aux racines terriennes sonne comme un cri d’alerte envers une société à l’urbanisme galopant, oubliant trop souvent de préserver ce qu’elle devrait avoir de plus cher.
En dépoussiérant et actualisant un conte millénaire, rarement l’expression « faire du neuf avec vieux » n’aura été aussi juste et pertinente, sans connotation péjorative d’aucune sorte. Septuagénaire toujours aussi vert, Isao Takahata donne une leçon de modernité sans jamais perdre de vue le chemin parcouru, le sien comme celui de son pays, et en remontre à une jeune garde trop attachée, elle, à faire du vieux avec du neuf.
Big Hero 6 peut retourner à ses chères études, n’en déplaise aux Os…
… Car en définitive, Le Conte de la Princesse Kaguya est une offrande, dont la pérennité et la postérité seront sans nul doute à son image : une évidence.