Je le sens arriver, souvent une semaine avant mon départ pour l'Inde, lorsque je reçois les premiers chronopost des parents qui vont aller trouver leur place dans ma valise en attendant de se faire déchiqueter par les petites mains impatientes des enfants. J'ouvre les colis pour vérifier le contenu, et s'échappent des parfums féminins, j'aperçois un petit bracelet en perles au nom de la jeune adoptée, surement enfilé par une grande sœur déjà pleine d'amour pour cette petite sœur si loin et virtuelle, je feuillette rapidement les albums photos où je vois des regards remplis d'émotion de parents bien conscients pendant la pose de toute l'importance des clichés, je parcours les petites cartes où les cœurs et les "I love you" se côtoient... A chaque fois ma gorge se nouent et mes yeux s'embuent, pourtant cela fait 10 ans que je fais ces mêmes gestes. Et oui, dans ces moments là, je sens tout leur amour arriver dans ma chambre devant ma valise éventrée, traverser mon corps avec une incroyable violence, faire vibrer chaque atome de mon être, et secouer mon âme de toutes ses forces. Leur amour que je transporte à chacun de mes voyages m'habite à quelques jours de mon départ, me fait planer, m'aide à quitter progressivement la réalité de mon quotidien et rendre les séparations avec mes proches moins douloureuses. Je suis déjà loin de ma vie à une semaine de mon départ, leurs petits paquets me transportent déjà vers mes rencontres indiennes et la pression sur mes épaules s'alourdit subitement.
Lorsque je me retrouve en Inde, et que je remets les paquets aux petits intéressés, les émotions des enfants si pures me traversent de la même façon dans l'autre sens. Ils réagissent fortement devant la découvert indirecte de ces parents abstraits qui deviennent subitement réels lorsqu'ils ouvrent leurs petits paquets. Il y a cette petite de 6 ans assise sur mes genoux dont subitement tout le corps se ramollit comme celui d'un nouveau-né et qui bascule sa tête et son torse en arrière envahie par le bonheur de sentir aimée pour elle seule, et je soutiens sa nuque comme si elle était un nourrisson. Il y a ces deux petites filles qui spontanément me présentent leurs respect à l'indienne en me touchant les pieds (à mon plus grand effroi, ce serait plutôt à moi de leur payer mes respects vu leur parcours de vie !). J'assiste aux baisers sur les albums photo, à leur cris d'extase en découvrant une barbie (et pour une fois, je laisse derrière moi mes idées féministes sur la plastique de ces poupées et m'extasie comme le petite fille devant les lunettes de soleil de la poupée !), je vois leurs yeux s'écarquiller en découvrant les détails de leur chambre, un petit garçon découvrant les joies des petites voitures ou la photo de la photo de la belle voiture rouge de sport de Papa... Il y a celle qui m'a fait un Namasté avec les mains pour me remercier de quoi, je ne sais pas, cette album de coloriage Mickey ou bien le fait qu'elle va avoir une maman ? Tant d'amour, l'amour le plus pur me traverse une fois de plus dans l'autre sens en direction des familles, me laissant en miettes, émue jusqu'à la moelle épinière, en miettes oui, mais en miettes heureuses et repues de ces traversées orgasmiques d'amour.
10 ans que je suis bénévole pour EdE. On me demande souvent pourquoi je le suis, pourquoi je continue sans salaire ni cotisation retraite, ni CE, ni stock options ni... Tant de réponses sont possibles, mais finalement, si je répondais tout simplement à ces questions :
"Pour l'Amour".
Y-a-t-il beaucoup de métiers sur notre planète où l'on peut aider à fabriquer de l'amour ? Et de surcroît en profiter un peu en voyeurs, de cet amour le plus pur qui est celui des amours naissants entre des enfants et leurs familles ? Et il y aussi d'autres amours dont je ne parle pas dans ce billet, ceux de la forte complicité que je peux avoir avec mes collègues à travers des joies et de peines vécues ensemble, et toutes ces rencontres fabuleuses indiennes dont les liens s'intensifient de voyage en voyages, et dont leurs paroles et gestes d'affection m'aident souvent à progresser dans ma propre vie pro et perso.
Hier, je discutais avec Asha et Silloo, deux de nos interprètes indiennes à Mumbai, et nous échangions sur nos anecdotes croustillantes, bien conscientes du privilège que nous avions de profiter de tous ces moments. Une chaîne de fabrication d'amour, voilà ce dont nous faisons tous partie : personnel d'orphelinats, OAA, interprètes, autorités centrales locales et françaises, juges, avocats, consulats, médecins, ASE.... Chacun a son petit rôle dans cette longue chaîne de fabrication d'amour, et rares sont les privilégiés comme moi et les interprètes à pouvoir bénéficier des effluves du produit fini ! En livrant ces paquets, je me sens comme la cariste en fin de ligne qui transporte sur son trans palette le produit fini, tout frais dégageant une enivrante odeur de lavande post distillation (précieuse
odeur de nos vacances d'été)...
L'aide à la fabrication d'amour, quel beau métier...
Oui, si je suis là en Inde en ce moment, ou derrière mon ordi et mon téléphone assise à mon bureau français, c'est uniquement pour cela.
Pour l'Amour.