Le Creux-du-Van est actuellement à un tournant dans son existence. Jamais il ne redeviendra l’îlot de nature sauvage qu’il était au milieu du siècle dernier, mais il est encore possible de sauver l’héritage de Robert Hainard et d’Archibald Quartier à condition d’agir aujourd’hui.
Ce printemps, la colonie de bouquetins du Creux-du-Van a vu naître 7 cabris, un véritable record. D’abord cantonnés aux pans herbeux inaccessibles dans la falaise, ces derniers montent progressivement sur les hauteurs en compagnie des étagnes pour brouter les herbes grasses qui doivent leur permettre de grandir.
Observer ces petits êtres fragiles s’ébattre dans la lueur du soleil couchant n’est cependant plus le moment de plaisir naturaliste qu’il pouvait être par le passé. Avec une affluence humaine croissante sur les bords du Creux-du-Van, la multiplication des comportements inadéquats, voir imbéciles de visiteurs en présence de ces animaux peu craintifs mais malgré tout sauvages devient difficilement supportable. L’avenir de la colonie est en péril, et ce n’est que la pointe de l’iceberg qui illustre la dégradation croissante de l’environnement de ce district franc fédéral.
La nature appartient à tous, et il suffit de respecter quelques règles simples pour que la faune et les Hommes puissent cohabiter harmonieusement. La plupart d’entre elle coulent de source, et sont inscrites sur des panneaux signalétiques placés stratégiquement aux 4 coins de la réserve. En résumé, ils demandent de ne pas importuner la faune, de ne pas camper ou faire des feux dans la réserve, de tenir son chien en laisse et de ne pas circuler en VTT dans les environs immédiats du cirque.
Malgré ces recommandations inscrites en français et en allemand, on observe chaque jour des visiteurs adoptant des comportements inadéquats voir dangereux en présence des bouquetins: chiens détachés qui aboient ou poursuivent le troupeau, promeneurs heureux de rencontrer les Ibex qui ne peuvent s’empêcher de les approcher à moins de deux mètres pour faire une photo en gros plan avec leur Iphone, cyclistes déboulant à tout allure sur le troupeau, touristes pressés ou photographes animaliers qui coupent le chemin de fuite des bêtes plutôt que de les contourner et de garder une distance raisonnable, aviateurs ou modélistes qui ne peuvent s’empêcher un survol en rase-motte qui crée à chaque fois la panique au sein du troupeau ou encore randonneurs qui souhaitent s’offrir une nuit à la belle étoile en plein sur leur site de gagnage. Dans les nouveautés observées cet été, on peut encore signaler l’utilisation croissante de drones au cœur de la réserve, ce qui panique autant les bouquetins que les espèces de rapaces vulnérables qui nichent en contrebas.
Chacune de ces actions humaine engendre du stress et se solde presque systématiquement par la fuite du troupeau qui se replie paniqué dans la falaise. Ces replis précipités et répétés sont lourds de conséquences: risque de chute mortelle, interruption du broutage et augmentation des dépense calorique. Les bouquetins, et notamment les cabris de l’année, doivent faire face aux caprices du rude hiver jurassien une fois la saison touristique terminée. Avec des réserves insuffisantes, une saison froide prolongée peur rapidement se transformer en piège mortel. Le faible taux de survie des cabris durant les dernières années est particulièrement inquiétant et met directement en péril l’avenir de la colonie.
Prise isolément, une mauvaise attitude face au troupeau n’aira que peu de conséquences. Le cumul des dérangements en revanche fait que les animaux sont systématiquement harcelés du matin au soir, et parfois même du soir au matin vu que le Creux-du-Van a été promu au rang de camping sauvage durant la belle saison.
Cette lente dégradation s’inscrit dans un contexte de forte hausse de la fréquentation sur les bords du Creux-du-Van. Le goudronnage de la route d’accès au Soillat a démocratisé l’accès au cirque et attire une population différente, plus urbaine et moins sensibilisée à la fragilité de la faune et de son habitat. La forte présence humaine a également de répercussions sur le sol. Plusieurs espèces de fleurs qui étaient abondantes au Creux-du-Van à la fin du siècle dernier ont disparues, ou se font rares. Le petit chemin qui serpentait à coté du mur de pierres sèches s’est mué en une large autoroute sur laquelle l’herbe ne pousse plus. Les pâtures nourricières sont inexorablement piétinées par les dizaines de millier de personnes qui convergent chaque année vers « Le grand Canyon du Jura »…
Ce « grand Canyon » justement, c’est l’appellation originale trouvée par Tourisme neuchâtelois pour caractériser le Creux-du-Van dans ses différentes campagnes publicitaires. Utilisée comme produit d’appel, le Creux-du-Van est vendu à toutes les sauces en Suisse comme à l’internationale comme un endroit féerique à visiter absolument, à grand renfort de photos bucoliques et de récits romantiques. Ce matraquage médiatique porte ses fruits puisque depuis quelques années, des hordes de touristes convergent chaque jour vers le cirque, que ce soit en train depuis Noiraigue, en voiture ou même en car qui montent désormais jusque devant la ferme du Soillat.
Si cette hausse des visiteurs à sans doutes des retombées économiques intéressantes pour les acteurs touristiques de la région, comme Goût et Région ou les métairies voisines, elle est également à l’origine de nombreux effets collatéraux qui ont sans doutes été sous-évalués, voir négligés. Quelques voix ont bien tenté de s’élever pour dénoncer la dégradation croissante de la faune et de la flore au sein du District Franc, en vain. Les seules mesures prisent par le Canton de Neuchâtel ont été le rafraîchissement de quelques panneaux informatifs et la mise sur pied d’une patrouille de « Rangers » à temps très partiel qui ont pour mission d’accueillir le public et de le sensibiliser à la nature. Si l’intention est louable, leur présence erratique et l’absence de répression (pour ne pas fâcher le touriste-client?) me font mettre en doute leur réelle utilité.
Le Creux-du-Van est actuellement à un tournant dans son existence. Il ne reviendra sans doutes jamais la réserve naturelle paisible qu’il était au milieu du siècle dernier, mais il est encore possible de sauver l’héritage de Robert Hainard et d’Archibald Quartier à condition de se positionner et d’agir rapidement. Si nous choisissons de laisser faire, la colonie de bouquetin va progressivement disparaître. Les espèces rares et emblématiques qui viv(ai)ent encore dans les environs du cirque comme les marmottes, le lynx, le tichodromes échelettes, les faucons ou encore le grand tétras vont s’éteindre ou migrer vers des contrées plus favorables. Les plantes rares qui attiraient de nombreux botanistes ne seront plus que de vieux souvenirs archivés dans des herbiers poussiéreux. Le mur de pierre sèche, héritage du savoir-faire agricole de l’époque sera peu à peu détruit par les randonneurs qui utilisent ses cailloux pour faire leur petit foyer servant à griller cervelas ou saucisse de Morteau. L’herbe ne poussera plus, les orchidées sauvages ne fleuriront plus, les bouquetins ne bêleront plus. La réserve naturelle d’alors deviendra alors le parc d’attraction de tourisme neuchâtelois, sans âme, sans charme, sans vie, dans lequel le touriste-client sortira son porte-monnaie pour frissoner de peur sur une plate-forme au-dessus du vide, manger une fondue Gerber au Soillat ou encore se promener sur un vélo électrique après avoir passé la nuit dans une yourte.
Pour offrir une chance à nos enfants de découvrir un Creux-du-Van libre et sauvage, quelques mesures simples pourraient être prises pour limiter l’empreinte humaine sur le site:
- Présence soutenue de gardes-faunes, en uniforme ou en civil, pour sensibiliser les visiteurs, les instruire sur les comportements à adopter en présence d’animaux sauvages et sanctionner les actes répréhensibles comme la mise en danger de la faune, l’allumage de feux, l’abandon de déchets ou le camping en milieu naturel sensible.
- Création d’un groupement des amis du Creux-du-Van, dont les membres pourraient se relayer aux abords du cirque pour informer et sensibiliser les visiteurs à la richesse de l’endroit et prévenir les comportements néfastes.
- Interdiction de circuler hors des chemins balisés pour prévenir le piétinement des zones de gagnage des bouquetins.
- Création d’un véritable règlement de vie dans la réserve pour mettre fin au flou artistique entourant les nouvelles activités humaines pratiquées comme l’utilisation de drones, de modèles réduits d’avions, ou encore de « Slackline ».
- Dénonciation des aviateurs qui survolent régulièrement le Creux-du-Van en rase-motte.
- Fermeture de la route d’accès goudronnée jusqu’au Soillat aux véhicules et aux cars. Cette mesure permettrait de limiter l’affluence humaine et de sélectionner les visiteurs en imposant une marche d’approche.
La semaine dernière, je suis monté au Creux-du-Van plein de bonne humeur à l’idée de voir les bouquetins, de partager un bon moment avec quelques amis de la nature qui se retrouvent là-haut sans se donner rendez-vous et de profiter d’un coucher de soleil sur les crêtes du Jura. Les bouquetins ont tenté de monter à 5 reprises sur les hauteurs et ont été chassés à chaque fois cause de la maladresse ou de la bêtise des hommes, ce qui motive cet article un peu plus long et engagé qu’à l’accoutumée. J’espère sincèrement qu’une prise de conscience se fera rapidement pour que la nature et les hommes puisse continuer à se rencontrer dans ce bel endroit, pour que les enfants puisse continuer à s’émerveiller à la découverte des bouquetins, pour que Robert et Archibald soit fier de nous…
Neuchâtel, le 16 août 2015
Les images illustrant cet article ont été réalisées au début du mois d’août un soir où les visiteurs ont laissé monter les bouquetins sans les effrayer. Vos réactions au texte publié ici sont les bienvenues.