Les femmes de plume du Congo ont d'abord commencé à se distinguer par la poésie. Puis elles ont investi le genre narratif, affirmant de plus en plus leur présence sur la scène littéraire. On peut même dire qu'elles prennent de l'assurance, puisqu'aucun genre ne leur est désormais étranger. Elles contribuent même à remettre à l'honneur un genre quelque peu négligé : le théâtre, qui a pourtant connu un âge d'or au Congo, avec, par exemple, les pièces de Guy Menga, de Sylvain Bemba, de Sony Labou Tansi... La troupe de dernier, le Rocado Zulu Théâtre, a même largement contribué à faire connaître le théâtre congolais au-delà des frontières congolaises, notamment en Occident. Depuis cette époque, nourrie par des textes et des troupes qui se caractérisent par leur multiplicité et leur qualité, le théâtre congolais était comme en berne, il a repris cependant des couleurs avec Henri Djombo, qui fait revivre le théâtre sur place et encourage les auteurs congolaisa à s'illustrer dans ce domaine. Eh bien, ces derniers temps, ce sont les femmes en particulier qui alimentent le théâtre congolais. Si l'on observe les publications littéraires des deux dernières années, l'on remarquera les pièces de Marie-Françoise Ibovi Moulady, Marie-Léontine Tsibinda et Huguette Nganga Massanga que je lis pour la première fois et dans la peau de dramaturge, qui lui va à ravir !
C'est en effet avec beaucoup de plaisir que je viens de lire Thérapie aux abords du quai, une pièce parue en 2014 chez Edilivre, que j'ai en version électronique depuis notre rencontre en mars dernier, pour la promotion de Sirène des sables, ce livre collectif qui a permis à une dizaine d'auteures congolaises de tisser des liens plus étroits entre elles.
J'ai conscience que ce plaisir vient en grande partie de ce que le texte que nous offre Huguette Nganga Massanga est un texte hybride, je veux dire un texte français intégrant non seulement des congolismes (des expressions françaises typiques du parler congolais), mais aussi des phrases en Kituba, sans signalement en italique, ni traduction, ni note de bas de page... Cela n'empêchera pas les lecteurs non familiers des langues congolaises de comprendre, grâce au contexte d'une part, mais aussi parce que le kituba n'y est présent qu'en petite dose qui n'altère en rien la couleur française du texte, mais lui donne néanmoins une saveur toute particulière. Cette pièce de théâtre aurait pu être un support intéressant dans mon essai L'Expression du métissage dans la littérature africaine, notamment dans le chapitre "Insertion de la langue africaine dans le texte français", d'autant plus que les exemples qui servent d'illustrations dans cette étude sont essentiellement des romans, j'aurais aimé approfondir l'analyse avec d'autres genres, mais il faut bien circonscrire son travail et la réflexion sur la particularité du texte littéraire africain peut être poursuivie ou enrichie par d'autres !
Revenons à la Thérapie aux abords du quai, qui nous plonge dans le rude travail des dockers, sans lesquels l'activité portuaire ne tournerait pas aussi bien. Mais voilà, un des dockers sent la menace du licenciement peser sur lui car il est plusieurs fois surpris sommeillant sur son lieu de travail. Le docker est en manque de sommeil car ses nuits sont perturbées par des cauchemars. Mais plutôt que de chercher à remonter à la source de ces cauchemars, plutôt que de chercher à comprendre pourquoi un travailleur auparavant irréprochable est pris en défaut, pour tous, et le patron en premier lieu, ce qui compte, c'est qu'il soit un rouage qui fasse tourner la machine. Si par malheur ce rouage est attaqué par la rouille, on pensera plutôt à le remplacer plutôt qu'à le nettoyer ! Une seule personne s'inquiète du devenir de Monsieur Kissalou, le docker menacé de licenciement : la vendeuse du quai, celle qui passe pour la ''nourricière des dockers'', car c'est auprès d'elle qu'ils achètent de quoi se sustenter tout au long de leur dure journée de travail. Même les autres dockers, que la vendeuse essaie d'intéresser au sort de leur collègue, sachant que ça peut leur arriver aussi, un jour, d'être confrontés à des problèmes au travail, eh bien, même eux ne s'émeuvent pas tant que ça du sort de leur collègue. D'où l'amer constat de la vendeuse :
"Aucune solidarité entre vous ? C'est ça, muntu na mambu ya yandi ?"( Thérapie aux abords du quai, page 56).
Je traduis la deuxième partie de l'extrait : "Chacun ses problèmes ?" Plus loin, elle ajoute : "Nous, les commerçantes du port, sommes plus unies" (page 68) Les femmes semblent d'emblée plus enclines à se serrer les coudes devant une commune menace, comme l'illustre admirablement les casseuses de pierre qui composent la Photo de groupe au bord du fleuve, d'Emmanuel Dongala.
Dans la pièce de Nganga Massanga, on est au bord du quai, où règne la loi de l'argent, du profit, de la machine financière qui doit tourner non stop, au dépens de l'être humain. L'illsutration de couverture, qui montre des billets de banque débordant d'un conteneur, traduit bien le règne et la toute-puissance de l'argent. On ne s'intéresse à l'autre que s'il nous sert à quelque chose, s'il nous est utile. Face à cette réalité, le docker est bien malheureux :
"Ce monde est pourri. Je souffre et ma femme et mon patron ne voient que leurs intérêts !" Et la vendeuse de lui rétorquer : "Oui, bien sûr ! C'est ainsi que fonctionne l'humain. Tu es intéressant pour ta femme si tu apportes l'argent pour subvenir à ses besoins et mieux encore si tu assures au lit. C'est la même chose pour ton patron. Tu es intéressant si tu travailles comme il le souhaite." (page 41-42)
Alors que la vendeuse apparaît, à première vue comme un personnage de second plan, c'est elle qui, finalement, constitue la vraie force de ce livre. Malgré les préjugés qui pèsent sur elle ("Un homme ne doit pas tout raconter, surtout à une femme" ; "Un homme qui se confie chaque fois à une femme est un faible", page 27), c'est elle qui se bat, qui remue ciel et terre pour que secours soit apporté au docker Kissalou, c'est elle qui fait preuve de bon sens et essaie de voir les choses sous l'angle de la raison. Face au docker qui lui confie avoir eu recours à un féticheur, le médecin du travail, pourtant blanc, s'étant déclaré inapte à le soigner, elle lui dit :
"Eh, mon frère, mambu ya nge yayi, ça devient compliqué, hein ? Bon, parlons sérieusement. Pourquoi kaka malédiction, sorcellerie, jalousie, oncle sorcier ? Pourquoi les problèmes ne peuvent-ils pas venir simplement de toi, de ta vie, de ta personne ?"(Page 35)
[Pour ceux qui veulent tout comprendre, voici la traduction que je propose : "Eh, mon frère, ton affaire-là, ça devient vraiment compliqué, hein ? Bon, parlons sérieusement. Pourquoi tout réduire à la malédiction, sorcellerie, jalousie...]
Effectivement, au fil des pages, le lecteur apprend l'origine du choc psychologique qui perturbe toute la vie du docker, sur le plan professionnel aussi bien que social, et ce choc est en étroite relation avec le désir de quitter le pays, par tous les moyens, même au péril de sa vie. Pour les autres dockers d'ailleurs, son image se réduit à cela :
"Celui que tu appelles ton frère voulait partir d'ici. Il voulait aller na mikili et il s'est bien gardé de te le dire." [...] C'est un mikiliste raté. On dit même que c'est un parisien refoulé qui est resté obsédé par l'idée de réussir son retour à tout prix na mikili."(pages 55-56)
["Mikili" veut dire "les pays étrangers", "aller na mikili", c'est aller à l'étranger, voir du pays, en particulier les pays européens.]
Sans vouloir dévoiler tous les ressorts de l'intrigue, je dirais simplement que plusieurs thèmes sont abordés : la recherche effrenée du profit ou le diktat de l'argent ; le manque de solidarité ; l'exode qui voit les pays africains se vider de leurs forces vigoureuses, de leurs cerveaux, pour un ailleurs qui n'est pas toujours atteint, ou pas toujours dans les conditions rêvées ; la force de persuasion et la ténacité de la femme, qui apparaît comme la pièce maîtresse qui en réalité fait tourner le monde....
Huguette Nganga Massanga, Thérapie aux abords du quai, Théâtre, Edilivre, 2014, 80 pages, 11 €.