Une femme à Berlin a provoqué un raz de marée à sa publication en 1954 aux États-Unis. Une jeune berlinoise avait rédigé un journal alors que les soviétiques prenaient possession de la ville au printemps 1945.
Elle y racontait la vie quotidienne dans un immeuble quasi en ruines, habité par des femmes de tous âges, et quelques rares hommes effrayés : existence misérable, dans la peur, le froid, la saleté et la faim, scandée par les bombardements d'abord, rythmée ensuite par une occupation soviétique brutale loin d'être libératrice.
Elle adoptait un ton d'objectivité presque froide, quasi journalistique, parfois sarcastique, toujours précise, rarement poignante, n'hésitant pas à pointer ce qui pouvait être comique ou dérisoire.
Elle livrait sans fausse pudeur ce qui aurait dû être "insupportable", la honte et la banalisation de l'effroi, les viols massifs (100 000, selon les historiens) par ceux qui seront surnommés les "Ivan" et qui se jettent sur les femmes, quel que soit leur âge.
Le viol exercé de manière collective dans le contexte particulier de la guerre n'a selon elle rien à voir avec le même acte en temps de paix. Elle-même a justifié ultérieurement sa position en expliquant qu'aucune victime n'a le droit de porter sa souffrance comme une couronne d'épines. Moi, en tout cas, j'avais le sentiment que ce qui m'arrivait là réglait un compte.
La force de son témoignage tient à la qualité de l'écriture, mais aussi à l'emploi du pluriel, au nom de toutes ces femmes qui avaient le sentiment d'être délaissées et livrées en pâture. Son anonymat a donné plus de puissance au texte car il se teintait alors d'universalité.
Son identité a été récemment révélée. Elle permet juste de situer son milieu social et professionnel expliquant son regard de journaliste et de sociologue comme la pertinence de son analyse politique quand elle revient sur l'Allemagne des années 30 (p. 142-143).
Elle recadre certains faits. On apprend (p. 233) que les images de liesse exhibant des drapeaux des quatre grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale pavoisant les fenêtres de Berlin sont abusives. Les femmes se sont trouvées dans une sorte d'obligation à les bricoler avec les bouts de tissus qu'elles ont pu recycler ... sorte de viol spirituel cette fois.
Il semble que quelques références littéraires l'ont aidée à vivre, on pourrait même dire survivre. Elle cite Goethe ... évoque la misère des vaincus qu'Eschyle décrit si bien dans les Perses, tout en notant que la situation allemande n'est comparable à aucun phénomène historique. Elle souligne l'horreur de l'esprit d'ordre et d'économie qui ressort d'un reportage entendu à la radio en juin 45 : des millions de gens utilisés comme engrais, rembourrage de matelas, savon mou ... cela ne se trouvait pas chez Eschyle. (p.251)
Quelques pages auparavant (p. 221) elle relatait avoir entendu qu'il paraîtrait (le conditionnel signifie que même une personne censée être informée comme elle l'ignorait) qu'à l'est, des millions de gens, pour la plupart des juifs, ont été brûlés dans des camps ...Homo, homini, lupus écrit-elle souvent sans le traduire; l'homme est un loup pour l'homme. Elle raconte, sur le ton de l'anecdote, des évènement qui illustrent l'implacable cruauté de la vie, des caprices aveugles et sanguinaires du sort.
Elle a conscience d'être une proie et agit en conséquence. Elle s'arrange pour être "connue comme le loup blanc" de manière à ce que malgré l'interdiction faite aux soviétiques de rentrer chez les civils elle puisse se trouver "un gardien sûr et tabou", un militaire gradé, dont elle accepte d'être l'objet sexuel en échange de nourriture et de sa protection contre la sauvagerie collective. Malgré tout elle écrira plus tard être dégoûtée par l'ordure qu'elle est devenue. (p. 84)
Sa vie, pourtant, ne devient pas vraiment plus facile : distribution des cartes de rationnement, accalmie, on veut croire qu'en haut lieu on se remet à gouverner, mais chercher l'eau et trouver du bois sont encore des tâches prioritaires. (...) Nous existons sans journaux, sans heure exacte, nous nous réglons sur le soleil, comme les fleurs.
On se réjouit avec elle du rétablissement de l'eau, de l'électricité, de ces miracles de la technique ... La trêve est de courte durée avant l'épidémie de typhus, la dysenterie, les invasions de mouches et la puanteur des cadavres.
Les tramways tombent en panne dès le premier essai et les gens sont contraints à faire plus de 20 km par jour. Elle même se définit à partir de juin 45 comme une "machine à marcher". On marche à pied, ou on roule sur les jantes en faisant un bruit infernal avec des vélos sans pneus car les russes abandonnent leur bicyclette dès qu'un pneu est abîmé.Une fois son protecteur reparti la jeune femme devient lavandière puis Trümmerweiber, (p. 243), une de ces déblayeuses de ruines (elle dit fille des ruines et de la crasse), auxquelles une statue rend hommage aujourd'hui devant l’Hôtel de ville, ou Rotes Rathaus. On se demande comment toutes ces femmes acceptent mais il faut comprendre qu'elles étaient secouées par la crainte que les Russes ne laissent crever les survivants par représailles. En effet, l'auteur ne le dit pas (les chiffres ne sont pas connus à l'époque) mais ce sont quelques 300 000 soldats soviétiques qui sont morts dans les combats.
La sociologue transparait dans les comparaisons qu'elle livre sur le mode de vie des soviétiques. En russe les formules magiques sont boudiet (ça va s'arranger) et savtra (demain). Dans le dernier mois ce sera rabota (travail). Elle relève des indices de la cultura russe, comme se montrer propre et sur son trente-et-un, le mépris à l'égard de la femme, moins bien considéré que les chevaux. (...) Chez eux on n'a pas beaucoup d'affaires. Elles se laissent toutes entasser dans une seule pièce.
Elle souligne l'impression que nous, femmes allemandes, pour autant que nous soyons propres, ayons de bonnes manières et quelque savoir scolaire à notre actif, nous sommes tenues en haute-estime par les Russes, et qu'ils nous considèrent comme les représentantes d'une cultura supérieure. (p. 189 )
Dès juin 45 les bas-reliefs représentant Hitler sont détruits, comme si cela pouvait effacer l'histoire.
Personne n'est meilleur que son voisin. Le concept de propriété est complètement chamboulé. Tout le monde vole tout le monde, parce que tout le monde a été volé, et que tout le monde peut faire usage de tout. (p. 180 )
Petits potins et sarcasmes minuscules néanmoins. Quand tout s'écroule ce sont les femmes qui tiennent le mieux le coup. Pourtant elle entrevoit son avenir sous une chape de plomb et s'interroge à se tourner vers la spiritualité.
Vaincre la mort rend plus fort se répète-t-elle comme un mantra, avant de conclure un peu sèchement : C'est la guerre, n'en parlons plus.
Il a fallu attendre soixante ans, et la réunification de l'Allemagne, pour que le sujet refasse surface. En 2008, un film a fait événement en Allemagne, Anonyma, de Max Färberböck, avec Nina Hoss et Evgueni Sidikhine dans les rôles principaux.
Le scénario est tiré du livre de Marta Hillers dont l'identité fut révélée en 2006, l'année de son édition en France.
Une femme à Berlin est également le titre d'une pièce de théâtre, mise en scène par Tatiana Vialle et jouée par Isabelle Carré et Swann Arlaud, au Théâtre du Rond-Point, en septembre 2010.
Une femme à Berlin. Journal 20 avril-22 juin 1945, Traduit de l'allemand par Françoise Wuilmart
Présentation de Hans Magnus Enzensberger, Gallimard, 2006
Les photos ont été prises au cours de mon séjour à Berlin en juillet 2015.
On reconnaitra notamment le Memorial de Treptower Park dont le cimetière abrite les tombes de près de 4800 soldats, tués au cours des derniers jours de combat à Berlin en mai 1945.
Egalement le monument de Tiergarten encadré par les deux premiers chars qui sont entrés dans Berlin et qui est dédié aux 300 000 soldats soviétiques qui périrent dans la bataille de Berlin.
Le clocher ruiné de la Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche, une sculpture démantelée et des rails de chemin de fer encore visibles dans l'Ostpark de Gleisdreieck, en plein coeur de Berlin.
Une série d'articles consacrés à Berlin paraitra sur le blog en août 2015.