(De notre envoyé spécial.) Sofia, … juillet 1915. Pour comprendre les dispositions de la Bulgarie, il faut d’abord connaître son caractère et les raisons qui ont fait tel ce caractère. Ne pas rattacher l’attitude présente des Bulgares à l’état profond de leur esprit serait autant les trahir dans le jugement que l’on peut porter sur eux que se mal disposer à les juger. Travailleurs, opiniâtres, tenaces, ayant pendant des siècles, dans leur ville et leurs hameaux, subi le minaret, voilà trente-huit ans seulement que, grâce au sang russe versé pour leur cause, cessant d’être perdus dans l’empire ottoman, ils commencèrent à vivre une vie nationale. Trente ans plus tard, en 1908, leur prince ayant pris la couronne, ils se sentirent encore plus réunis. Ils comprirent qu’ils formaient un bloc déjà puissant et qu’ils pouvaient se permettre de laisser percer leurs aspirations. Leur capitale qui n’était il y a dix ans qu’un grand village, vit des rues, des maisons, des jardins, se tracer, se monter, se planter. Ils respiraient. Leur poitrine s’élargissait si bien que parfois, les uns contre les autres, pour se donner de l’air, ils regardaient à gauche la Mer Noire, en bas la Mer Égée. Une poussée et ils pourraient y atteindre. Ils persistèrent dans leur labeur. Étant prêts, ils attaquèrent. La poussée se produisit. Ce ne fut d’abord que victoires pour eux et leurs alliés. Leur rêve même n’avait jamais été jusqu’aux limites qu’ils atteignaient. Ils allaient réaliser plus que leur espoir. D’un coup, pour des raisons qui ne dépendirent ni de l’héroïsme de leur armée, ni de leur délabrement, par un revers du sort, par la nécessité de combattre leurs alliés, tout s’écroula. Appel sans réponse Ils se débattirent, luttèrent, en appelèrent aux grandes puissances. Les grandes puissances ne prirent pas leur défense. Ils appelèrent encore. Il ne pouvait pas se faire qu’après avoir tout entrevu il ne leur restât plus rien ? Ils appelèrent. Aucune réponse ne vint pour eux. Comme des assiégés s’enferment dans leurs murs pour mieux résister, ils rentrèrent dans leur défaite, ils jurèrent que pour eux rien au monde n’existerait plus tant qu’ils n’en seraient pas sortis. La guerre éclata. L’Europe fut en feu. La Bulgarie regarda au-dessus de son mur. C’était elle, uniquement elle, qu’elle essayait d’entrevoir dans ce tremblement. Écœurée, aigrie, ne croyant plus à rien, plus aux promesses, plus aux amitiés, elle calculait ses chances. L’Europe ! elle s’en fichait ! la victoire de l’Allemagne ! elle s’en fichait ! la victoire de la France ! elle s’en fichait ! que la Russie, sa mère, fût blessée, elle irait jusqu’à s’en ficher ! Ce qu’il lui fallait, c’était la Macédoine. Celui qui sera le plus fort ou qui pourra la lui donner, celui-là sera son allié. Si c’est la Chine, si c’est la Patagonie, elle sera avec la Chine et la Patagonie. Quand on a subi ce qu’elle a subi, que depuis deux ans on ne vit que dans un but, que l’occasion de présente peut-être de le toucher, on ne fait pas de sentiment. La transformation de l’Europe, la place morale à prendre, le triomphe des races, tout cela n’a pas d’importance : La Ma-dé-doi-ne. La Bulgarie, cuirassée, prête, fourbie, attendit donc. En novembre, une occasion se présenta pour elle d’occuper la Macédoine. Les Serbes repoussés par les Autrichiens étaient à bout. Sans munitions, tous sur un même front, ils reculaient. Pour fouler la terre convoitée, les Bulgares n’auraient pas eu besoin d’enfoncer les portes, tout était libre et ouvert, ils n’avaient qu’à s’y installer. Mais ce qu’ils veulent, ce n’est pas seulement occuper la Macédoine, c’est être certains de la conserver. Or, savaient-ils qui serait victorieux de l’Entente ou de l’Alliance ? Marcher contre les Serbes, c’était devenir l’ennemi de l’Entente. Leur sagesse l’emporta sur leur désir. Frémissants, ils restèrent neutres. La France, depuis les événements balkaniques de 1913, a perdu son auréole en Bulgarie. La Bulgarie jugeant sa cause seule juste se demanda pourquoi la France, la grande justicière du monde, n’avait pas pris sa défense. Il s’ensuivit un sentiment populaire de désaffection et l’appel au pouvoir d’hommes à tendances germanophiles. L’Entente, par conséquent, en ce mois de novembre, considéra la neutralité de la Bulgarie comme un succès. Un sursaut Dans les Balkans, le théâtre occidental de la guerre ne passionne pas. Leurs regards étaient tournés uniquement vers ce qui se passait autour d’eux et en Russie. La Bulgarie regardait la Grèce et la Roumanie. La Grèce regardait la Bulgarie. La Roumanie, l’œil sur la Russie, par les autres, se laissait regarder. Dans ce concert de regards, les Balkans gagnèrent février. Les premiers bateaux alliés apparurent alors devant les Dardanelles. Les Balkans, quoique nullement endormis, eurent un sursaut. On venait de leur marcher sur le pied. La Grèce, par les yeux de son grand citoyen, entrevoyant lumineusement ses destinées, tout enflammée, se levait déjà pour nous accompagner chez les Turcs. La Bulgarie, aux écoutes, se sentit remuée. Elle entendait que Venizelos, pour participer à la fête de Constantinople, s’apprêtait à lui céder un morceau de la Macédoine. Cette fête était donc si belle qu’elle méritât d’avance un sacrifice ? Impatiente du gain qu’elle pourrait en retirer, elle eut, à cet instant, l’idée d’y prendre part. D’y prendre part, même avant la Grèce pour être la première. Mais bientôt tout s’éteignit, car la Grèce avait un roi. Calmée – la peur de la Bulgarie avait été de se faire devancer – elle retrouva sa sérénité. Elle pouvait encore attendre. Les opérations dans les Dardanelles ayant rencontré des difficultés ne se menaient pas aussi rapidement qu’on aurait pu le croire. Chaque jour la Bulgarie sentait combien cela lui donnait d’importance. De ce côté de la guerre, par sa situation sur la carte, c’était elle maintenant qui pouvait donner à l’Entente l’appui le plus efficace, le coup le plus direct à l’Alliance. Au carrefour Les circonstances la plaçaient sur un piédestal au carrefour des deux parties de l’Europe. En effet, les deux parties de l’Europe se rencontrèrent chez elle. Chacune, l’une à droite, l’autre à gauche, venait lui apporter des présents sur un plateau d’argent. Il y a deux ans, pensa-t-elle, les grandes puissances me dédaignaient, on parlait même de me supprimer, aujourd’hui ce sont elles qui viennent s’asseoir près de moi pour m’offrir et me demander des choses. Rengorgée elle écouta. L’Allemagne lui disait : « Je vous accorde tout ce que vous désirez ; en échange je ne vous demande même pas de prendre les armes contre les alliés. Je sais que le soldat bulgare ne pourrait pas tirer sur le soldat russe, laissez-moi le passage. Fin juillet l’armée Mackensen sera libre. Nous tomberons sur la Serbie. Deux semaines, et elle n’exista plus. À ce moment, permettez-nous de rejoindre les Turcs à travers votre territoire. — Bien, répondait la Bulgarie. L’Entente lui disait : « Dans les deux cas vous devez être avec nous. Même si, par impossible (et ce ne sera pas), l’Allemagne l’emportait, son intérêt, surtout la compréhension qu’elle en a, l’empêcherait, malgré ses assurances, de faciliter le développement d’une autre race. Vainqueurs avec nous qui le serons… — Bien, répondait la Bulgarie. La Bulgarie est un pays de paysans. Comme eux, âpre au gain – et le gain aujourd’hui consistait en des provinces – frappée de sa nouvelle fortune, elle se dit : « Puisque, du coup, sans discussion, on m’offre tant, c’est que je puis obtenir davantage. Pourquoi me presserais-je de répondre ? Les troupes alliées mettront encore des mois à venir à bout des Dardanelles. La Roumanie est au mutisme, la Grèce en relevailles, j’ai le temps. » Ils veulent des gages — J’ai le temps, répète M. Radoslavoff, le président du Conseil. M. Radoslavoff est un homme courtois et madré. Ayant beaucoup fréquenté les Turcs, il en a gardé cette politesse d’esprit qui va jusqu’à vous cacher la vérité plutôt que de vous dire une chose désagréable. Ne vous provoquant jamais, il est difficile de lutter avec lui. « Puis, proclame-t-il, moi, je suis un paysan ! » laissant entendre par là qu’il en a la ruse et la finesse. — Très bien, lui renvoyait un jour un diplomate, puisque vous êtes un paysan, prenons un exemple de paysan : Vous venez au marché avec un poulet. C’est le début du marché. Vous en vouliez vingt sous, on vous en donne vingt sous, mais vous réfléchissez. Vous vous dites : J’ai le temps, j’en trouverai sûrement un plus haut prix. Et la fin du marché arrive. On a acheté du veau à la place du poulet, votre poulet vous reste dans les mains. — Quand le poulet est bien gras, répondit M. Radoslavoff, il trouve toujours acquéreur. Pour l’instant, les Bulgares en sont là. …………….. Cependant, l’unité politique de leur race ayant été déchirée à la minute où elle allait s’accomplir, c’est en vue seule de la reconstituer qu’ils sont en armes. Rien ne pèsera devant ce but. De l’Alliance ; de l’Entente, ils ne sont exactement sûrs d’aucune. On leur fait des promesses : méfiants, ce ne sont plus des promesses, ce sont des gages qu’ils veulent. Pour croire, ils demandent à toucher. Ce genre de diplomatie, direz-vous, est un peu primitif. C’est le leur. À tout prendre, pensent-ils, dans l’incertitude où nous sommes, rester intacts nous paraît encore le meilleur. Quand tout le monde sera épuisé, nous serons forts. Ce sont des matérialistes.
Le Petit Journal, 23 juillet 1915.