Dans Les champs magnétiques, Breton et Soupault avaient déjà fissuré la notion d’auteur, rendant indémêlables leurs voix pour arriver à une sorte de chimère : « un seul auteur à deux têtes et au regard double ». On pouvait y voir une tentative surréaliste (post-dada ?) de désacralisation de l’auteur et une avancée (somme toute relative) vers la proposition de Lautréamont, « La poésie sera faite par tous. » Il en va autrement dans Double / seul même si on peut considérer en fin de compte que l’on évolue dans les mêmes parages de questionnement. Ici, on est devant une alternance (est-elle si stricte que cela ?) de deux écritures qui se font écho tout en restant distinctes, dans un jeu de dialogue par reprises assez nettes dans le détail : « Je m’y promène toujours en silence, cherchant une réponse à mes propres pensées, dans l’invention d’un compagnon qui n’a jamais été donné à cette solitude. » (p12) A quoi répond l’incipit du poème suivant, page 13, « j’habite tout l’espace de ma solitude ». De même pour les « heures » pages 39 et 40, ou pour « le nez contre la vitre » (pages 58-59). Ou encore « De si petits objets suffisent à tuer » (p42), et « d’autres petits objets qui tuent »(p43)… Pour le lecteur, la question n’est donc pas l’entrecroisement, le tissage des poèmes ; par contre, qui est au bout du fil ?
Sur ce point, les auteurs n’aident guère : on ne peut décider, par exemple, qui signe le premier poème, ce qui permettrait d’attribuer le suivant à l’un ou à l’autre, etc. pourvu qu’il s’agisse d’une véritable alternance, tenue tout au long du recueil… Mais comment attribuer à Anaïs Bon ou à François Heusbourg ces premiers vers, « attaché à la lecture de sa propre fable / l’homme se demande / s’il doit conquérir au cœur / ou sur les marges » (p7) ? De même, on repère certes des écarts stylistiques entre les deux écritures : prose ou vers libre, emploi de citations ou d’italiques, impersonnel ou « je »… mais sans pouvoir attribuer de façon sûre tel marqueur à tel(le) auteur(e). Même les accords grammaticaux de genre (« Aussi suis-je l’amie de toutes les tombes » (p10), « jusqu’à ce que je sois seul »(p49), « « je n’étais pas sorti »(p61)…) sont trop rares et trop espacés pour permettre une identification sûre et stable au fil de la lecture.
Mais est-ce important, au fond ? Ce dialogue poétique aux interlocuteurs flous ne vaut-il pas en lui-même, dans une avancée vers une sorte de poésie sinon anonyme, du moins un peu désindividualisée ? De fait, après un temps de déstabilisation, le lecteur laisse filer la question du « qui écrit ? » pour ne plus retenir que le poème lui-même. Au passage, on remarquera que ce dispositif déplace, ou tend à annuler la question d’une poésie « féminine », ou « masculine ». Ici, les parentés de regards et de thèmes l’emportent sur les différences stylistiques ; il y a bien deux voix, mais on entend davantage leur rencontre que leurs solitudes distinctes : « restent les doigts, tendus de l’un à l’autre par un vaste réseau de fils et d’ondes (…) ces autres mains sur un clavier / guidées par l’écho d’une autre pensée »(38), ou « les voix s’allongent dans l’ombre / et le silence / sèche au soleil »(p11).
Antoine Emaz
Anaïs Bon, François Heusbourg, Seul / double, Éditions Isabelle Sauvage, 14 €