Les premiers mots qui me sont venus à l'esprit lorsque j'ai écouté « Fairly Local » pour la première fois il y a quelques semaines étaient : hardcore, religieux, hypnotique. Je comprends maintenant ce qu'a voulu dire Tyler Joseph lorsqu'il affirmait il y a quelques mois qu'on ne soupçonnait pas à quel point leur musique pouvait s'inscrire dans la scène hardcore. Elle a ce côté percutant qui émane non pas d'un effet de guitare dense et provocateur, mais d'une combinaison entre une batterie sèche, une basse nappée d'électro et un chant à forte résonance.
Religieux, légitimé par les effets de choeurs cathédralesques planants sur « Fairly Local ». Mais le mot prend son sens également ailleurs. Car Twenty One Pilots, c'est une introspection complète. Une réflexion sur soi. Une profondeur viscérale qui surpasse cette frénésie rythmique électro entêtante de laquelle on a beaucoup de mal à se défaire. Le sens des mots est important et impacte bien plus qu'une prise de parole à la chaire à vous donner la « Migraine ». Le ton est toujours juste et sincère. Il ne fait pas dans l'excès.
Twenty One Pilots c'est un tourbillon d'émotions qui vous emmène dans des sphères diverses très subitement. La légèreté de « Tear In My Heart » et de « The Judge » avec son ukulele n'ont rien à voir avec la fougue synthétique de « Lane Boy » ou le hip-hop survolté de « Doubt » et ses voix additionnelles empruntées à un Justin Timberlake auto-tuné. La féminité vocale de Tyler s'apparente à celle d'une Liza Minnelli en fin de carrière, et taquine la férocité de sa voix claire pleine. Encore le slam (« Car Radio ») s'applique comme un soin pour calmer la douleur persistante d'un cœur que l'on vient de poignarder avec une lame vive et tranchante. Et quand les cris raclent sa gorge (« Polarize », « Goner »), le rap n'est jamais bien loin.
Lorsqu'on se définit soi-même comme faisant de la « pop schizoïde », on peut considérer qu'il y a matière à s'attarder sur le genre. Mais on ne se perd jamais dans les couloirs psychiatriques de ces différentes personnalités. Chacune est reliée à une même entité, à une même volonté de poser ses tripes sur la table [d'opération] et de se faire charcuter le cerveau pour y comprendre ses dédales intriquées et interminables.
« Blurryface » semble donc suivre la ligne musicale de son prédécesseur VESSEL : le prologue « Heavydirtysoul » introduit une ambiance très hip-hop avec un rap qui s'apparente toujours autant à celui d'Eminem, puis des sonorités électro que l'on associerait aux platines de Linkin Park.
Cependant, sur les morceaux suivants on peut remarquer une légère fracture avec le précédent album, qui était tout de même émotionnellement renversant. « Blurryface » comporte toujours cette profondeur et cette spiritualité dans les textes. Mais musicalement, il perd le dubstep (« Fake You Out ») et se voit greffer un côté bien plus festif (« We Don't Believe What's On TV », « Message Man »), avec notamment les cuivres et un tempo qui vire souvent au reggae (« Ride », « Polarize »). C'est un album dont la théâtralité frôle l'excès (« Not Today ») et ne demande qu'à éclore en live. La nostalgie s'invite sur « Stressed Out » ; « Hometown » ajoute aussi un côté années 80 innovant qui aurait pu être interprété par Hurts – le parallèle avec leur titre « Some Kind of Heaven » est évident. Le piano est toujours très présent – dans quasiment tous les morceaux –, mais surtout sur « Goner » qui n'est pas sans rappeler l'épilogue de « Vessel » : « Truce ».
Bien que très bien produits, les excellents « Heavydirtysoul », « Fairly Local » « The Judge » et « Hometown » ne valent malheureusement pas les brillants « Holding On To You », « Fake You Out », « Guns For Hands » et « Trees ».
Contrairement à ce qu'un journaliste a pu faire croire dans une interview hilarante donnée pour une chaîne américaine, Twenty One Pilots n'est pas composé de vingt-et-un membres, mais bel et bien de deux : Tyler et Josh. Bien qu'aucun des deux ne puisse être remplacé tant ils se donnent à corps et âme dans ce duo, Tyler est bien plus à remarquer car il est à l'origine des compositions. Un individu d'une simplicité et d'une complexité intrigantes. Timide et joueur en interview, son aura sur scène n'est pas à manquer et est ce qui fait d'eux un groupe à voir. Mais les deux garçons n'hésitent pas à se jeter dans une foule extasiée, micro à la main, batterie sous le pied, ce qui leur confère l'une des plus solides cellules de supporters – la « skeleton clique » –, une génération psychologiquement perturbée et stylistiquement décomplexée à laquelle il m'a été donné de faire partie.
En tant que nouvel auditeur on peut se sentir embué par cette énergie démente qui prend beaucoup de place et qui n'a aucun mal à se manifester en live – la moiteur de l'ambiance est palpable dès les premiers échanges. Mais l'enveloppe charnelle de cette musique électrisante cache une sensibilité évidente et assumée, dans des textes qui reflètent un goût pour le vrai, l'authentique. Et c'est ce qu'on aime. C'est pourquoi on ne se lassera jamais d'écouter ces deux garçons ô combien excentriques, mais au talent ô combien éblouissant. Alors en attendant la date parisienne, je le redis :
Hardcore, religieux, hypnotique.