Nietzsche, un cheval
Mort depuis longtemps, le cheval
que Nietzsche embrassa à Turin
la brave bête, et cet énergumène
qui suffoquait, l’enserrant de ses bras
pour la protéger des coups, ils n’a pas dit, certes
ce qu’il avait découvert dans ses yeux
mais peut-être – il était fou
y aperçut-il quelque chose de décisif, tandis
qu’il étreignait le long cou, la crinière, avant que la tête
de l’animal se repose un instant sur l’épaule de l’homme
qui soudain, en pleine rue, faisait ce scandale
et ce que Nietzsche vit je ne le sais pas plus que vous
c’était peut-être simplement quelqu’un, une personne
bien aussi proche que peut l’être un homme – et l’homme
est-il si souvent proche de l’homme ? Peut-être, oui
une très proche et insaisissable, une impossible personne,
là, sous une peau de cheval, un harnais – et être fou
n’était-ce pas dès lors le sort de Friedrich Nietzsche ?
– et mort depuis longtemps, ce cheval, s’il y a un paradis
pourquoi n’y serait-il pas, à la Face du Père
le compagnon d’un homme délivré des apparences, de même
qu’il est délivré à jamais du harnais, fêtant
celui qui sut l’apercevoir sans sa prison de peau, à Turin
sous le fouet d’un charretier et le rire des hommes ?
et voilà celui que nous avions pris pour un philosophe
et voilà celui que nous avions pris pour un cheval de trait
plus près de nous que nous ne sommes de nous-mêmes
s’ils sont en Dieu, le Père de toutes choses.
Paul de Roux, Entrevoir, suivi de Le Front contre la vitre et de La halte obscure, préface de Guy Goffette, Poésie/Gallimard, 2015, p151.
Paul de Roux dans Poezibao :
bio-bibliographie, extrait 1, extrait 2, Au jour le jour, extrait 3, extrait 4, extrait 5, in notes sur la poésie, ext. 6, ext. 7, nc1, ext. 8