Magazine Culture
Nous sommes encore au tout début du siècle qui vient. Certains disent : du millénaire. En novembre, Michel Jonasz fait paraître un disque dont la pochette le présente enfant, souriant, au milieu d’un décor urbain en effet très urbain : Michel et son petit tambour, la sœur de Michel et son ours en peluche, l’ensemble en apparence colorisé comme les vieux films et derrière eux le sépia des années cinquante, fauteuils en osier et voitures dont les marques sont vos amies. En décembre de la même année, soit sept semaines plus tard, Alain Bashung sort quant à lui un album à la couverture on ne peut plus sobre. Pas de texte, seule une photographie en noir et blanc où il figure debout, majestueux et grave, au milieu d’un sous-bois.
Pour différents qu’ils paraissent, ces deux disques ne cessent pourtant de s’entremêler dans l’esprit de qui les écoute, tout à tour, à distance, de temps en temps. « L’irréel », destination suspendue vers laquelle Bashung se promet d’aller en répétant la question « Y seras-tu ? », lorgne un temps sur la bande-son d’un surprenant film muet, puis, avant de laisser place à un poème énervé de Robert Desnos, donne sur une passerelle menant aux doux accords du « Modern Hôtel », ballade dans laquelle Jonasz se montre autant écrivain des notes que des larmes : « Le Modern Hôtel / Une parenthèse dans nos mémoires / Presque irréelle / Tu t’en rappelles ». Cela a beau être irréel, nous ne sommes pas moins passés de l’un à l’autre. Du rire aux larmes.
Et ce rire et ces larmes, cette larme écrasée sous les rires, ces mouvements d’humeurs ne sont pas nécessairement distribués comme on pourrait s’y attendre. Contrairement à ce que laissaient présager les pochettes, par exemple, celui qui rit (certes de manière sardonique) est bien Bashung et celui qui pleure, Jonasz. L’opus de Alain-Jean-qui-rit, « L’imprudence », est une exhortation à la révolte intérieure, une ouverture à fond les ballons des valves vitales. L’oeuvre de Michel-Jean-qui pleure, « Où vont les rêves », elle, est un gros chagrin devant la beauté amoindrie d’une nostalgie pratique. « Désormais je me dore / à la crypte des monastères / je me dore à l’ordinaire / à tombeau ouvert / à la chaleur humaine » dit le rieur dans un cri de hyène ; « J’arrive à huit heures précises / Au bureau de l’entreprise / Et la vie qui m’paralyse / Comme pour tout le monde » lui répond le pleureur de la porte de Vanves.