Isabelle Pariente-Butterlin est sans conteste la fille la plus embêtante du monde de l’univers et même au-delà.
La plus têtue aussi.
Ça fait des années qu’elle entretient avec une mauvaise foi inoxydable la flamme de ce délirant mythe urbain qui voudrait fabriquer des trous dans le Gruyère. Alors que non, pas du tout, LE GRUYÈRE A PAS D’TROU. Des documents photographiques irréfutables, une démonstration basée sur des faits scientifiques et même une expédition au cœur de la pâte mi-dure menée au péril de ma vie avec Candice, partie depuis au Groenland pour essayer d’échapper aux ramifications tentaculaires de la bactérie fromagère, rien, absolument rien n’y fait.
Inlassablement, Isabelle revient à la charge, balance une nouvelle rafale de trous, ose même élargir le champ pour conclure que : « Notre univers est tout entier constitué de trous de Gruyère dans lequel nous nous mouvons. » Alors, là, laissez-moi rigoler. Notre univers c’est pas du Gruyère, encore moins des trous. Notre univers, c’est une mesure de terre mélangée à une cuillère à soupe d’eau et relevée d’une pincée de feu. Secouez dans un shaker. Versez la pâte dans un moule sphérique enduit de Téflon. Laissez reposer sept jours. Démoulez le huitième matin. Vous obtenez une planète ronde, bleue et verte, et pas une boule de Gruyère qui d’ailleurs se fabrique en meule pour d’évidentes raisons d’entreposage et de manutention.
Donc, c’est sans aucune appréhension que je marche, fier et altier, à la surface de ce monde reconstitué. Pourtant, il arrive que je sente le sol se dérober sous mes pieds. Je n’exclus pas la présence de légères inégalités à la surface de la croûte terrestre et de gouffres obscurs dissimulés sous la mer qui engloutissent marins et vaisseaux. Bien fait pour eux : l’homme n’est pas fait pour aller dans l’eau.
Mais moi je marche et le bruit clair de mes pas résonne sur les pavés dans le noir. Mes semelles font crisser le gravier et mes pieds laissent une empreinte précise sur le sable, une zone sombre qui se remplit d’eau, dont les contours s’effacent, se diluent, disparaissent, pendant que je m’enfonce, les chevilles, les jambes et le tronc. La tête, finalement. Mes yeux recouverts de noir. Mes mains immobilisées le long de mon corps roidi, comprimé par la gangue souple qui l’enserre dans ses anneaux élastiques. Il n’y a pas d’appui, pas de prise possible. Je coule et ce trou n’a pas de fond. Ça peut durer des heures, des jours, des mois parfois. Des heures grises, uniformes, luisantes et livides, des heures lisses jusqu’à la nausée, des heures qui glissent sans bruit et fuient par une fente infime pratiquée dans le gras de la vie atone, de la vie qui colle aux mains, de cette pâte ni dure ni molle qui a la couleur fade d’un morceau de Gruyère et le goût blafard du pain quotidien.