Où l’on propose une interprétation d’ensemble de la Vanité de de Gheyn – basée sur l’opposition entre Démocrite et Héraclite, qui reprend et prolonge l’interprétation classique de Ingvar Bergström [1].
Vanité
Jacob de Gheyn le Jeune, 1603, Metropolitan Musem of Art, New York
Les deux philosophes
De part et d’autre du proverbe abrégé, « Humana [cuncta sic] vana » – littéralement « Toutes les choses humaines sont vides« , Démocrite à gauche désigne des deux mains la bulle en souriant, Héraclite à droite la montre de la main gauche et se tient la tête de la droite, en signe de mélancolie.
(Les racines de l’opposition/complémentarité entre les deux philosophes dépassent notre sujet, pour lequel il suffit de savoir que Démocrite est le philosophe qui rit , et Héraclite celui qui pleure [2])
Du Globe à la Bulle
Heraclite et Democrite,
de Gheyn, dessin préparatoire, Stichting P. and N. de Boer, Amsterdam
Le dessin préparatoire montre la genèse de la composition, conforme à l’iconographie habituelle du globe terrestre contemplé par les deux philosophes.
Héraclite et Démocrite, fresque de Bramante, vers 1495, Brera, Milan
Du Monde à L’Immonde
De Gheyn était un riche amateur, libre d’inventer à son gré. Son coup d’audace a été ici de remplacer le Globe traditionnel par la Bulle, le Plein par le Vide, le Monde harmonieux par un Chaos Immonde.
Mais avant de pénétrer dans les mystères de la Bulle, il nous faut faire un détour par une gravure datant de cinquante années plus tôt.
Un mort entouré de fioles impuissantes
Un crève-coeur
Une roue et un supplicié
Un fou et sa marotte
Une couronne cernée par des épées et des mousquets
Une bourse retournée perdant ses pièces
Un panier contenant divers objets, dont une crécelle de lépreux
Un trophée avec des béquilles, des urinals, une poulie (de torture ?) et des fers de prisonnier
Un globe terrestre sur lequel est jeté un habit de bouffon
Héraclite et Démocrite,
Gravure de Coornhert, Dirck Volkertsz, d’après Heemskerck, 1557, Fitzwilliam Museum, Cambridge
Balayer pour voir les légendes.
Les motifs encadrés en vert sont ceux que nous retrouverons à l’intérieur de la bulle de De Gheyn. Bergström explique cette filiation par le fait que De Gheyn était l’élève de Golzius, lui-même élève de Coornhert.
Démocrite qui rit
XDémocrite qui rit
Héraclite qui pleure
XHéraclite qui pleure
Tulipe
XTulipe
Pétale tombée de la fleur de fraisier
XPétale tombée de la fleur de fraisier
Fumée
XFumée
Paille
XPaille
Paille
XPaille
Signature
10 ducats d'or frappé à Saragosse, à l'effigie de Joanna et Charles V d'Aragon
10 ducats d'or frappé à Saragosse, à l'effigie de Joanna et Charles V d'Aragon
Piece avec un cheval et un lion commémorant la capture d'un galion espagnol en 1602 par un corsaire flamand.
Caducée
XCaducée
Coeur percé d'un poignard devant un soupirail
XCoeur percé d'un poignard devant un soupirail
Soufflet
XSoufflet
Verre, bouteille, bougie renversés
XVerre, bouteille, bougie renversés
Jeu de backgammon avec dés qui tombent
XJeu de backgammon avec dés qui tombent
Roue de torture
XRoue de torture
Crécelle de lépreux
XCrécelle de lépreux
Couronne cernée par des piques
XCouronne cernée par des piques
Bourse renversée s'où tombent des pièces
XBourse renversée s'où tombent des pièces
HUMANA VANA
XHUMANA VANA
Fleur de fraisier
La Vanité de De Gheyn
Balayer pour voir les légendes.
Les formes à l’intérieur de la bulle ne sont pas des reflets du monde extérieur, mais de purs symboles, réordonnés par de Gheyn en reprenant certains emblèmes de la gravure de Coornhert, et en en rajoutant de son cru.
Une composition binaire ?
En premier lieu, la très forte symétrie suggère que l’ensemble de la composition pourrait se structurer selon l’opposition entre les deux philosophes. Ainsi nous trouvons :
- côté rires la tulipe,
- côté pleurs l’urne funéraire fumante.
A l’intérieur de la Bulle :
- côté rires les plaisirs de l’amour, du jeu, de la boisson et de la santé (le caducée) ;
- côté pleurs la crécelle de lépreux et la roue de torture : souffrances infligées par Dieu, souffrances infligées par l’homme.
Les exceptions
Cependant, des éléments font exception à cette logique binaire : la pétale de fleur de fraisier, image du flétrissement, se trouve côté rires.
De même, si le recto de la pièce avec le couple des souverains d’Aragon peut se comprendre côté Positif – IOANA·ET·KAROLVS·REGES·[ARA]GONVM·TRVNFATORES·[ET]·KATHOLICIS (Joanna and Charles triomphants et catholiques ) , en quoi le verso justifie-t-il sa place du côté Négatif ( IOANA·ET·KAROLVS·[EIVS·FI]LIVS·PRIMO·GENITVS·DEI·GRA[CI]A·R[E]X / ARAGON[VM] (Joanna et Charles, leur fils aîné par la grâce de Dieu Roi d’Aragon) ?
Enfin, les symboles centraux : la bourse qui perd ses pièces et la couronne cernée par des piques sont des symboles mixtes, à la fois positifs et négatifs : la Richesse qui s’enfuit, la Puissance qui se retourne contre elle-même.
Les pièces
Les pièces d’or et d’argent se répartissent dans les deux camps, sans logique perceptible. On a identifié :
- un Thaler d’argent de Frédéric I, empereur du Saint Empire ;
- une pièce espagnole de 8 reales de Philippe II, vers 1590 ;
- une pièce d’or de Edward IV d’Angleterre ;
- un écu d’or de Philippe II ;
- une médaille avec un cheval et un lion commémorant la capture d’un galion espagnol en 1602 par un corsaire flamand ;
- et, à gauche et à droite, le recto et le verso de cette pièce extrêmement rare : le 10 ducats d’or frappé à Saragosse en 1528, à l’effigie de Joanna et Charles V d’Aragon
On sait que De Gheyn collectionnait les médailles, et qu’il a même fourni les dessins de certaines. Mais leur répartition semble échapper à la forte symétrie du panneau.
Une machine symbolique
Il nous faut regarder l’image comme un emblème fortement polarisé, mais aussi comme une scène dynamique :
- en haut, à l’intérieur de la bulle, une bourse renversée laisse échapper ses pièces ;
- en bas, sur la corniche, une série de pièces sont tombées aléatoirement.
Dès lors, une lecture ternaire s’impose : entre les deux camps opposés du philosophe qui rit et du philosophe qui pleure, un entonnoir intermédiaire part de la devise « Humana Vana », englobe les symboles mixtes (la bourse, la couronne), passe par la signature sous la mâchoire (JDGHEYN FE ANo 1603) et suit la chute des pièces jusqu’au rebord de la niche, où l’or et l’argent voisinent avec la paille.
Avec cette invention graphique d’une intelligence inédite, De Gheyn nous montre comment le Rire et les Pleurs se mélangent, dans cette Bulle qu’est la Vie Humaine, ne laissant à l’extérieur que de vaines reliques : un crâne, des pièces perdues et…
…quelques rares grains tombés eux aussi mais capables, à l’inverse de l’or et de l’agent, de germer et de croître à nouveau.
Références : [1] Ingvar Bergström. « De Gheyn as a ‘Vanitas’ Painter. » Oud Holland 85, no. 3 (1970), p. 143–56 http://www.jstor.org/stable/42710865 [2] http://mcv.revues.org/347 Le rire de Démocrite et le pleurer d’Héraclite. La représentation des philosophes de l’Antiquité dans la littérature des Siècles d’or Thèse de Bérénice Vila Baudry)
[3] Image en très haute résolution : http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436485