Le Monde.fr | 15.05.2015 Propos recueillis par Anne-Sophie Novel
Le philosophe et physicien français, Etienne Klein, 57 ans, est directeur de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Il dirige le Laboratoire de recherches sur les sciences de la matière (Larsim) de Saclay, dans l’Essonne. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Les tactiques de Chronos et Le facteur temps ne sonne jamais deux fois (Editions Flammarion, respectivement 18,30 € et 20,30 €).
Etienne Klein est philosophe et physicien. Il est directeur de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et dirige le Laboratoire de recherches sur les sciences de la matière (Larsim) de Saclay (Essonne). Julien Bourgeois pour M
Le fait de mener une réflexion poussée sur la notion de temps a-t-il une influence sur votre propre rapport au temps ?Pas vraiment. Ce n’est pas parce qu’on travaille sur le temps qu’on arrive mieux à le « gérer ». On peut même avoir une vie encore plus chaotique que les autres ! S’il est possible de gérer son agenda, on ne peut gérer le temps, car celui-ci n’est pas comme l’espace au sein duquel on peut aller et venir à sa guise. Il est plutôt la marque de notre emprisonnement existentiel puisque nul ne peut choisir la place qu’il y occupe.Pourtant, on parle bien d’espace-temps… Comment le physicien que vous êtes le définit-il ?Il ne faut pas confondre le temps avec ce qui se passe dans le temps. Dans la plupart des théories physiques, l’espace-temps est comme une scène de théâtre dont la structure serait indépendante de la pièce qui s’y joue : quoi qu’il s’y passe, cela n’a pas d’effet sur l’espace-temps lui-même. Mais ce distinguo que font les physiciens ne s’est pas traduit dans notre façon de dire le temps. On le confond souvent avec les phénomènes temporels qui se déroulent en son sein. D’où la polysémie (NDLR : propriété d’un terme qui présente plusieurs sens) fulgurante du mot « temps » qui s’est enkystée dans le langage. Le mot « temps » peut être utilisé pour désigner le changement, la simultanéité, la succession, le devenir… Pour bien penser le temps, il faut d’abord opérer un « nettoyage de la situation verbale », comme l’aurait dit Paul Valéry.
« Une heure dure une heure, que nous la passions à jouer aux boules ou à souffrir mille morts »Il est donc inexact de dire que le temps s’accélère sous prétexte que nous faisons tout plus vite ?Le temps n’accélère pas. Il est indifférent à nos agitations : une heure dure une heure, que nous la passions à jouer aux boules ou à souffrir mille morts. Le cours du temps ne dépend en rien de notre emploi du temps, ni même de notre perception du temps : ce qui s’écoule dans le temps n’est pas la même chose que le temps même. Mais, par un effet de contagion entre contenant et contenu, nous sommes portés à attribuer aux temps les caractéristiques des processus qui s’y déroulent. C’est ainsi que la vitesse est une sorte de doublure métaphysique du temps : lorsque nous disons que le temps passe plus vite, nous imaginons un quelque chose qui coule à vitesse croissante. Mais ce quelque chose n’est pas le temps : c’est la réalité tout entière qui « passe » et le temps qui la fait passer ne cesse jamais d’être là pour la faire passer. Il existe donc bien, à l’intérieur de l’écoulement temporel lui-même, un principe actif qui demeure et ne change pas, par lequel le présent ne cesse de se succéder à lui-même. Pareille immobilité agissant au creux même du temps nous étonne, car elle vient contredire l’idée commune selon laquelle le temps serait toujours associé à la fuite.« On dit beaucoup de mal de l’ennui mais c’est une expérience métaphysique précieuse »
Comment expliquer cette sensation ?Notre façon de confondre temps et vitesse en dit long sur notre rapport à la modernité : en identifiant le temps à la matérialité du changement, au dynamisme de nos actions et au rythme de nos échanges, nous ne faisons qu’entretenir la croyance selon laquelle plus il y a d’innovations, plus la réalité s’agrandit et plus il y a de temporalité en acte.Sommes-nous tous égaux face au temps ?Il y a de fortes inégalités dans notre rapport au temps. Autrefois, dans les villages, il y avait un rythme collectif assez synchrone. Mais aujourd’hui, chacun peut individualiser son rapport au temps. Du coup, nous ne sommes plus vraiment ensemble. Cela rend plus difficile la création et l’entretien d’un lien social authentique. D’autant que beaucoup de nos concitoyens souffrent de se sentir hors du flux, de ne pas vivre avec la même intensité que les autres.Cette intensité existentielle est-elle préférable à l’ennui ?On dit beaucoup de mal de l’ennui mais c’est une expérience métaphysique précieuse, qui fait percevoir un temps qui ne se confond plus avec ce qu’il contient. « S’ennuyer, c’est chiquer du temps pur », disait Emil Cioran.Comment apprendre à mieux gérer son temps ?Nous sommes agacés, voire terrorisés, par tous les frottements du quotidien, par la perspective de perdre du temps. Mais, même dans les embouteillages, nous demeurons intégralement vivants. Rien n’est pris ni perdu ! La clé, selon moi, c’est de se savoir mortel. Car l’appétit de vivre peut résulter d’une décision réfléchie, consécutive à un envisagement de la mort : à chaque instant qui m’est donné, il surgit d’une projection faisant joyeusement rebond sur l’idée que j’aurai une fin. Cela pousse à profiter du temps, des autres, de soi… Cela peut aussi inciter à laisser une trace ou encore à agir de façon débridée dans l’idée que tout ce qui est pris n’est plus à prendre. Je pense aussi que les occasions de bien se concentrer sont devenues rares. Car pour cela, il faut faire l’effort de se retirer du monde qui est entré dans nos pièces par tous les écrans. Cela demande un certain courage, car nous aimons être divertis, distraits…À titre personnel, avez-vous de bonnes pratiques dans votre gestion du temps ?Récemment, j’ai dû prendre des mesures drastiques : j’ai appris à dire non à certaines sollicitations, trop chronophages. Et j’ai, depuis longtemps, installé des rituels dans mon emploi du temps : tous les deux ou trois jours, je pars courir, où que je sois. Cela me recentre et me repose.Quelle serait pour vous la journée idéale ?J’aime faire se succéder différentes sortes de moments (solitude, contacts, travail, sport...) en mêlant activité physique et intellectuelle.Avez-vous une période de référence sur le temps ?Non, mais j’ai un horizon annuel : j’ai, chaque jour, en tête les semaines que je vais passer en été à Chamonix.Êtes-vous plutôt du genre pressé ou nonchalant ?Je ne suis pas pressé, mais impatient. Je n’aime ni les fausses lenteurs, ni les ralentisseurs artificiels. Mais je ne suis pas dupe, je sais ce que signifie l’impatience : elle traduit le sentiment que tout ce qui abrégerait mon attente me rapprocherait de moi-même, comme si je n’étais pas déjà en train d’exister pleinement.
- Anne-Sophie Novel
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