Peut-on espérer éliminer les troubles des conduites violentes chez l'enfant ? Dans un monde où la violence, la guerre, la barbarie font la une des journaux télévisés. Quand les écrans, tablettes et consoles proposent aux enfants trop de jeux de combats virtuels mais non moins agressifs. Quand la violence physique ou le harcèlement scolaires sont négligés. Quand l'enfant se sent isolé face à des parents absents ou démissionnaires. Que peut proposer le médecin de l'enfant ?
Vignette clinique :
Charly a 9 ans, il m'est adressé par son médecin généraliste car il est agité et violent tant à l'école qu'à la maison (tape sa mère et sa jeune sœur de 6 ans). Il a le look lisse et étudié d'un James Dean jeune qui sortirait juste de chez le coiffeur, à la fois ange blond gélifié et triste adulte en réduction. On ressent devant lui le même malaise que devant la poupée Ken (l'alter ego masculin de la poupée Barbie).J'apprends aussi que Charly souffre récemment de cauchemars anxieux. Son premier trimestre a été catastrophique. L'anamnèse fait apparaître une très mauvaise année pour la famille marquée pour le père par la perte de son emploi et une intervention chirurgicale et pour la mère par deux opérations. Incidemment je pose la question des écrans pour apprendre que Charly est devenu quasi « accro » du jeu "Grand Thef Auto" (GTA). Connaissez-vous ce jeu vidéo, interdit aux moins de 18 ans et qui réalise, dans sa version 5 je crois, le meilleur score des ventes dans notre beau pays hexagonal et démocratique (1). Vous y trouverez dans la présentation un "best of" édifiant - je n'ose écrire un florilège - de toutes les violences et les transgressions (vols, viols, poursuites en voitures, assassinats, alcoolisations et autres trafics de drogue et même attaques de commandos de noir vêtus comme celui de la rue Nicolas Appert avec le même fracas des kalachnikovs).
Je m'étonne alors de la possibilité laissée à Charly de visionner ce jeu. La seule réponse parentale fut que le jeu avait été donné ou plutôt offert en cadeau par le magasin Leclerc lors de l'achat de l'ordinateur actuellement partagé par Charly et son père. Quand je vois Charly seul, il pourra enfin s'effondrer en pleurs quand j'évoquerai les inquiétudes qu'il ressent pour ses deux parents (manifestement déprimés et dépassés.)… Il est intéressant de dire que lors de la consultation suivante, les cauchemars avaient disparu… mais quand le père de Charly retrouvera-t-il un travail ?
Cette observation devient banale dans notre pratique et peut se lire à plusieurs niveaux :
1- Le progrès technologique n'est pas le progrès humain: le numérique est un progrès incontestable mais la duplication bon marché des images et leur diffusion facilitée posent question. Le réalisme des jeux est toujours plus poussé. On peut se féliciter et/ou rire des petits détails réalistes tels que la dégradation progressive du terrain de football dans les dernières versions de "FIFA" (autre jeu très vendu), mais il faut aussi s'interroger sur les échanges de regards haineux entre deux joueurs qui viennent de tacler et d'être taclés. Accentuer le réalisme du graphisme, c'est bien, en gommer la dimension symbolique (transitionnelle aurait dit Winnicott).
2- Y a-t-il un « adulte allant bien » à côté de Charly ? Susceptible de faire respecter l'interdit et à défaut de l'aider à se distancier des images (ce qui à 9 ans n'est pas clairement possible en solo). La défaite de la pensée est d'abord un déficit de la parole. Je me souviens d'une famille pourtant vivant dans les mêmes murs et qui ne communiquait sur l'essentiel que par mails ou "chats" !
3- Les responsables des lieux de vente et autres grandes surfaces pourraient peut-être réfléchir sur leurs ventes promotionnelles et offrir plutôt des films comme "Kirikou" du français Michel Ocelot ou "Arietty ou le petit monde des chapardeurs" du japonais Iromasa Yonebashi plutôt que "GTA" dont l'utilisation déjouée et détournée semble de toute façon hautement probable. Prôner la tolérance et le respect des différences et non le relativisme, le racisme, la haine et le passage à l'acte.
4- L'agressivité est une pulsion qui peut se trouver transformée en une créativité par le sport, le dessin et les autres activités artistiques. En face de cette vérité que la psychanalyse nous a enseignée, il y a déjà quelque temps, comment peut-on laisser dire que ce type de jeu favorise le développement de l'enfant ? Peut-être la célérité de ses petits muscles manuels, mais qu'en est-il de sa socialisation et de son sens moral ? Si la télévision se doit de "prendre du temps de cerveau disponible " (2), peut-on s'étonner si les jeux électroniques cherchent à s'emparer de ce qu'il reste des cortex juvéniles.
5- Le médecin a-t-il un rôle particulier à jouer dans cette épidémie de maladies évitables ? J'ai du mal à parler de maladies éliminables (3) qui fleure l'appareil urinaire excréteur et plus encore des maladies éradicables qui m'évoquent pêle-mêle le fondamentaliste religieux de tout poil et de toutes époques, le jardinier chimique qui méconnaît la longueur des racines du liseron et les bienfaits des adventices et enfin l'infectiologue sûr de lui et de la science. Et pourtant comme on disait en 1968 « d'où parlons-nous ? » nous les post-soixante-huitards, les enfants du siècle et de la formule consacrée « il est interdit d'interdire » ?
Le cabinet médical et sa salle d'attente ne sont-ils pas à la fois des lieux privés et privilégiés, chambre et antichambre d'un vivre ensemble? Pourquoi ne pas y disposer bellement à la fois jouets en bois, livres et jeux en tous genres pourvu qu'ils soient attractifs, socialisants et non électroniques ? Pourquoi ne pas y afficher des interdits clairs sous forme d'invitations. « Ici vous êtes accueillis dans un lieu sans portables ni consoles ni tablettes, vous pouvez lire, causer, jouer ou écouter de la musique ».
S'autoriser aussi à parler du poster 3/6/9/12, bâti à partir des travaux de Serge Tisseron (4) qui résume bien les conseils en matière d'écran. Lui trouver une meilleure place sur notre tableau d'affichage de cette salle d'attente commune.
" Je ne suis pas Charlie " (5) , même si je suis comme presque tous, très atteint par ces assassinats de début janvier 2015. Je comprends pour certains la nécessité absolue de défiler pour se sentir vivant et libre, petite cellule fragile et dépendante dans un grand corps social en mouvement et réaffirmer ainsi la nécessité du collectif. Mon collectif (moi qui tel Brassens me méfie de la foule) est plus petit et comporte la position et l'environnement du soignant, du parent et maintenant du grand-parent et donc les réflexions et les postures qui vont nécessairement avec.
Un travail auprès des enfants et de leurs familles étalé sur plus de trente ans permet une mise en perspective et, à mon sens, en impose le rendu. Être un observateur privilégié ne veut pas dire rester un privilégié qui ne fait qu'observer sans agir, un convaincu qui accepterait le signifié (« con »« vaincu »), sans résister ni s'engager.
Alain QUESNEY
PS: Ce texte est paru dans la revue Pratiques N° 69, avril 2015: 90-91
(1) GTA ou "Grand Theft Auto" est un véritable succès commercial. Il est classé meilleur jeu de tous les temps et évalué par les plus grands spécialistes. En mars 2011, il était annoncé que plus de 20 millions d'exemplaires avaient été globalement vendus depuis sa sortie.(2) Le « temps de cerveau humain disponible », selon l'expression formulée en 2004 par Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1, est ce que la chaîne de télévision TF1 vendait à ses annonceurs : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible »(3) L'APCME (association pour la prise en charge des maladies éliminables) fait un travail très intéressant autour de la lutte contre les maladies liées à l'environnement de travail (4)Serge TISSERON. Pédiatrie Pratique, décembre 2014 « Pas de télé avant 3 ans, pas de console personnelle avant 6 ans, pas d'Internet accompagné avant 9 ans et pas de navigation solitaire avant 12 ans » (5) Pas plus Charlie hebdo, que Charly (9 ans) ou le porte-avions Charles y (pourquoi pas) Charly de Gaulle (comme dans une chanson d'Alain SOUCHON), le porte-avions qui a quitté Toulon, croise dans le Golfe Persique et dont les Rafales menaçaient de larguer sur l'Irak bien autre chose que colis de vivres , jouets ou livres...