Nous allons passer en revue différentes manières de se « prendre en tableau » à l’aide d’un miroir.
Premier constat : lorsque qu’un miroir est vu de face, impossible pour le peintre d’échapper à l’autoportrait.
Salon
Johann Erdmann Hummeln, vers 1820
Réalisée par le très respecté professeur de perspective de la Kunstakademie de Berlin, cette étude d’ombres et de reflets montre l’extrême précision de la discipline. Elle a aussi le mérite de poser le problème de la perspective centrale et du miroir vu de face : à l’emplacement où devrait se trouver le reflet du dessinateur (marquée P), Hummel n’a disposé qu’un chien, et une chaise vide.
Manière humoristique de signaler l’aporie du peintre placé dans cette situation :
soit l’absence fautive, soit la présence intempestive.
Un écrivain taillant sa plume
Jan Ekels the Younger, 1784, Rijksmuseum, Amsterdam
Le caractère intriguant de ce tableau tient à l’austérité de la composition et à la vacuité du miroir : ne devrait-il pas révéler le visage du peintre , à côté de celui de l’écrivain ?. Notons que le miroir est légèrement penché vers l’avant, comme le montre l’ombre sur le côté. Ceci pourrait-il expliquer cela ?
En plaçant au ras de la table le point de fuite indiqué par les bords de l’estrade (lignes jaunes) , Ekels nous fait croire qu’il se trouve hors du champ du miroir. Mais vu de ce point bas, le reflet de la tête de l’écrivain devrait se limiter à un bout de crâne dans le coin inférieur gauche du miroir (en rouge)
Comme le montre l’étude de Hummel, l’effet d’un miroir penché vers l’avant est que le reflet se trouve plus haut que la personne qui s’y regarde.
Il est donc possible que le point de fuite du monde virtuel (en bleu) ne concorde pas avec celui du monde réel : si le miroir est d’une part penché, d’autre part pas exactement parallèle au mur, le point de fuite réel pourrait de trouver légèrement en dessous et à droite (en jaune). Mais pas aussi décalé que celui de Ekels (en rouge).
Le principe crucial qu’illustre a contrario ce tableau est le suivant : que le miroir soit penché ou pas, les fuyantes entre un objet réel et son reflet convergent toujours vers le reflet de l’oeil du peintre : son visage devrait donc apparaître dans le miroir (ovale bleu).
Nous retrouvons péniblement, par le raisonnement, ce que notre oeil devine tout de suite : cette béance n’est pas normale. Jan Ekels n’avait malheureusement pas pu suivre les cours du professeur Hummeln !
Deuxième possibilité : lorsqu’ils insèrent dans un tableau un miroir, les peintres discrets se décalent hors de son champ.
Intérieur avec deux personnages
Vallotton, 1904, Musée de l’Hermitage, Saint Petersbourg
Ici Vallotton se planque à gauche, en face de l’armoire.
Intérieur avec deux personnages (corrigé)
A noter qu’il a triché avec la perspective du lit. Celui-ci devrait être plus grand et plus à gauche, au risque de couper l’envolée sublime de la robe de Mme Vallotton.
Le miroir dans le tableau permet un effet d’intimité : en lui montrant un élément sensé se trouver derrière lui (ici les trois cadres jointifs), il aspire le spectateur dans la réalité virtuelle (ce pourquoi Vallotton a décalé le lit).
On trouvera d’autres exemples dans Le miroir révélateur 1 : déconnexion, reconnexion).
Troisième possibilité : les peintres m’as-tu-vu se plantent carrément devant le miroir, qui occupe alors presque tout l’espace.
Autoportrait
Zinaida Serabriakova, 1908-09, Galerie Tretyakov , Moscou
C’est le cas avec ce célèbre autoportrait de la très belle Zinaida, âgée ici de 24 ans. La mèche de la bougie et son reflet permettent de tracer une ligne qui passe par le point de fuite, entre les deux yeux. En revanche, les autres lignes qui joignent le bougeoir à son reflet sont fausses.
Seule cette bougie, ainsi que le cadre sur le bord gauche, nous indiquent que le tableau n’est pratiquement qu’un reflet – y compris les accessoires de toilette du premier plan.
Le miroir ovale, sur le mur d’en face, conspire avec les yeux en amande pour nous percer jusqu’au tréfonds.
Autoportait à la blouse blanche
Zinaida Serabriakova, 1922
Dans cette composition subtile, Zinaida peint de la main gauche : ce que nous voyons est donc un reflet qui a envahi tout l’espace du tableau : le miroir est situé face à la peintre, à côté de son chevalet.
Mais pour compliquer les choses, un autre miroir à l’arrière-plan nous la montre de dos : l’inverse de l’image inversée tient cette fois son pinceau de la main droite.
Car dans cette situation, le peintre, le sujet et le spectateur fusionnent au niveau du plan du tableau : d’où l’impression d’intimité autarcique des autoportraits au miroir.
Autoportrait au chevalet
Caillebotte, 1879-80,Collection particulière
Même astuce dans cet autoportrait de Caillebotte : c’est parce qu’il peint de la main gauche et que le très célèbre tableau de son ami Renoir, sur le mur du fond, est inversé, que nous déduisons la présence invisible du miroir.
Le Moulin de la Galette
Renoir, 1876, Musée d’Orsay, Paris
Quatrième possibilité : parfois, les peintres se laissent voir, comme certains metteurs en scène se glissent devant la caméra. L’effet sur le spectateur est alors intermédiaire, entre l’aspiration dans le tableau produite par le miroir, et la répulsion provoquée par la conscience de la présence du peintre.
Nous allons donner quelques exemples de ces « autoportaits furtifs », regroupés en trois thèmes :
- l’Artiste comme détail
- de la Vanité à la Virtuosité
- énigmes visuelles