Al-Hayat, quotidien panarabe publié à grand renfort de pétrodollars, est bien souvent considéré à l’étranger comme un “journal de référence”, celui que lit l’élite “libérale” de la région. Cette image de qualité, pour autant qu’elle ait jamais été méritée, n’a plus grand chose à voir avec la réalité depuis que l’Arabie saoudite, emportant avec elle tous les pays de la région, est entré dans une folie destructrice. Dans l’édition du 28 juillet, on trouve ainsi à la rubrique “culture et sociétés” (sic !) un article, intitulé “les techniques numériques avancées ont mis la guerre du Yémen dans l’espace électronique”, tellement grotesque qu’il ne risque pas d’être repris en traduction. Au risque (particulièrement en France) d’ajouter une pierre à l’édifice toujours croissant du mépris facile à l’encontre de tout ce qui est arabe et/ou musulman, j’en donne malgré tout une présentation succincte. Dans son insondable bêtise, sa cruauté stupide, son racisme crétin et sa cruauté satisfaite, l’auteur, un certain Ali Salem (dont il est signalé qu’il écrit depuis Sanaa ce que l’on a peine à croire), offre un témoignage pathétique de la propagande meurtrière servie à l’opinion arabe par de pseudo-intellectuels singeant les pires exemples de ce que l’on peut trouver sous nos propres latitudes.
Pour “faire du concept”, le plumitif en question a décidé d’exposer une thèse audacieuse, celle que l’utilisation de l’image dans ce conflit montre combien l’Arabie saoudite (environ 25 000 dollars par habitants en 2013) est du côté de la modernité, quand le Yémen des Houthis auxquels s’est rallié l’ancien président Abdallah Saleh (2 500 dollars en 2011, il manque juste un zéro), illustre la tradition, l’arriération moyenâgeuse.
Pour cela, le papier s’ouvre sur un étonnant éloge de l’image numérique, qui “efface les limites entre le doute et la certitude, la modernité et la tradition”. Un constat que mettent en évidence, selon l’auteur, les deux guerres qu’a connues le Yémen récemment, à savoir l’actuelle, dirigée par la “coalition arabe”, et celle de 1994, “la guerre civile menée par le précédent président du Yémen, Abdallah Saleh pour annexer la République démocratique populaire du Sud à la République arabe du Yémen”. Naturellement, la seconde, grâce à l’intervention saoudienne, est bien plus “moderne”, surtout du point de vue des techniques contemporaines de la guerre. Assez peu préoccupé par les pertes humaines, notre observateur à Sanaa souligne ainsi que ce conflit, grâce à l’utilisation par la coalition des techniques numériques les plus récentes, est devenu un véritable “jeu électronique contemporain”.
Prenant comme exemple la récente opération “Flèche d’or” à Aden, “libérée” en quelques heures grâce à l’action déterminée d’un millier de combattants bien entraînés et reliés par satellite aux avions de la coalition, il n’hésite pas à en déduire que cette guerre oppose la modernité (saoudienne) à la bédouinité (yéménite), la créativité à l’imitation obtuse, la mobilisation des réseaux sociaux pour la liberté à une tradition guerrière qui « refuse » la technique. D’ailleurs, à l’en croire, les Houthis et leur allié Saleh, auraient ordonné la fermeture des sites internet (alors qu’on pensait savoir, jusque-là, que la rupture des connexions était le résultat, voulu ou non, des bombardements de la “coalition”).
N’hésitant pas à prendre de la hauteur (si la métaphore est permise dans ce contexte), Ali Salem considère que l’opération “Tempête de la fermeté” a mis en évidence, dès ses débuts, l’efficacité de la technologie moderne, face à la corruption et au laisser-aller des “putschistes” yéménites. Plus profondément, il y voit la conséquence d’une carence “culturelle” qu’illustrent à loisir les inutiles tirs de la DCA locale contre la flotte militaire saoudienne, haut perchée dans les cieux…
Intellectuel “moderne”, bien que lui-même Yéménite, notre journaliste n’ignore pas les théories à la mode sur la toute-puissance de l’image, en particulier dans le domaine militaire. Des théories que confirme l’éclatante supériorité saoudienne, comme le montre l’initiative d’Al-Arabiyya, la chaîne emblématique du Royaume, qui a lancé dèc les premières frappes l’application “Je vois”, qui permet “aux civils [yéménites] de faire parvenir les images de la guerre dans leur pays via des vidéos prises par leur smart-phone”… Lyrique, il n’hésite pas à affirmer que les techniques numériques ont effacé les frontières géographiques et qu’elles font du champ de bataille, selon une image dont le sens m’est restée un peu obscur, une sorte de “haïku japonais”. En face de cette sidérante modernité, les Houthis et leur allié Saleh renvoient une image parfaitement inversée, celle d’un adversaire sans morale, sorte de fou “maniant une hache qui menace de le tuer lui-même en même temps que les autres”.
En réponse aux accusations de bombardements aveugles sur l’innocente population yéménite, il souligne que les frappes sont au contraire “précises dans la plupart des cas”, hormis de rares informations erronées sur l’emplacement des concentrations militaires ou bien encore, comme dans le cas de l’aéroport de Sanaa, parce que les autorités négligentes ont laissé construire des habitations trop près des pistes : “On doit reprocher au président déchu Saleh de ne pas avoir respecté les règles modernes relatives au positionnement des armes et à la délimitation des emplacements militaires. Proches de zones habitées, les éclats de ces armes, frappées par les forces saoudiennes, provoquent fatalement des dégâts humains.”
Cette prose écœurante est publiée dans la presse que finance le “roi d’un pays en guerre”, dont les autorités françaises et socialistes ont souhaité “éviter la mise en danger” en privatisant “momentanément” une plage publique…
Selon l’ONU, qui a réclamé en vain à de nombreuses reprises une trêve humanitaire, plus de 21,1 millions de Yéménites ont désormais besoin d’assistance humanitaire — soit 80 % de la population —, 13 millions d’entre eux souffrent de pénurie alimentaire et 9,4 millions ont un accès réduit à l’eau.