L'industrialisation des pays occidentaux a largement contribué au dérèglement climatique. Pour la philosophe Catherine Larrère, la 21e Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (Cop 21), qui se tient en décembre à Paris, doit être l'occasion de repenser notre rapport à la nature et aux autres cultures.Pour les tribus amazoniennes, comme ici les Zo'é du Brésil, “la séparation entre l'homme et son environnement est une idée totalement artificielle”.
Photo : Sebastião SALGADO / Amazonas images / Contact Press Images
Il faut que ça marche. La Cop 21 – ou Conference of the parties – qui se tiendra à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015, doit absolument aboutir à un accord international sur le climat, applicable à tous les pays et capable de maintenir le réchauffement mondial en deçà de 2 °C.Pourtant, les raisons de craindre l'échec sont innombrables. L'expérience des conférences précédentes, d'abord : celle de Copenhague (2009) notamment, pourtant cruciale, n'était pas parvenue à un accord juridiquement contraignant pour les pays participants, et les éditions suivantes n'ont fait que souligner les désaccords ; ensuite, depuis le Sommet de la Terre à Rio, en 1992, le dérèglement climatique n'a fait que s'aggraver, et les plafonds fixés par le Giec (le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) pour maintenir le réchauffement dans une fourchette acceptable sont régulièrement crevés. La faible mobilisation des opinions mondiales, enfin, permet aux pollueurs de gagner du temps.Pourquoi ces difficultés ? Pourquoi, alors que l'humanité se sait directement menacée, les hommes n'arrivent-ils pas à s'entendre pour éviter la catastrophe ? Rencontre avec la philosophe Catherine Larrère, auteure avec Raphaël Larrère dePenser et agir avec la nature. Une enquête philosophique.Y aura-t-il un accord cet automne ?Les conférences internationales parviennent toujours à un accord, même a minima. Et les hôtes de la Cop 21, François Hollande, Laurent Fabius et Ségolène Royal, ont tout intérêt à ce que cette conférence soit un succès. Encore faut-il que l'accord soit contraignant. Cela dépendra d'une part des discussions préliminaires, qui ont déjà commencé, et d'autre part de la capacité des différentes délégations à s'entendre sur le sens qu'elles donnent au mot « nature ».Plusieurs conceptions existent, en effet. L'Occident, combinant les héritages grec et biblique, a longtemps regardé la nature comme une entité stable, soumise à des lois universelles, et que l'homme pouvait dominer. Il en est revenu. Car cette conception d'une nature réglée par des lois fixes, au point que l'homme, grâce à la science, peut prévoir avec certitude ce qui va se passer et quand cela va se passer, n'est tout simplement plus d'actualité avec la problématique du climat. L'homme peut, au mieux, tenter d'anticiper les effets collatéraux du réchauffement et d'établir des fourchettes statistiques ; il n'est pas en mesure d'annoncer l'avenir.Nos connaissances scientifiques, pourtant indispensables, ne nous assurent pas qu'en agissant de telle ou telle façon les phénomènes naturels que nous craignons seront contrôlés. Mais, comme l'écrit si bien Philippe Descola dans Par-delà nature et culture, cette vision d'une nature extérieure à nous, « autre chose que nous », et à peu près maîtrisable, n'existe que dans le monde occidental ! Elle est étrangère aux ontologies d'autres civilisations, précolombiennes ou extrême-orientales notamment. Ne pas tenir compte de ces différences pendant les négociations sur le climat, ou sur toute autre question environnementale, c'est se condamner à l'échec.Peut-on encore distinguer nature et culture ?Prenez le parc amazonien de Guyane. Il est habité par des populations autochtones, ce qui le distingue nettement du modèle des grands parcs américains, comme le Yellowstone : ces derniers sont vides de tout habitant, la présence humaine y est jugée perturbatrice pour la nature. En Guyane, au contraire, l'objectif est de préserver une façon de vivre ancestrale des hommes dans le parc – autrement dit, une « culture ». Quand vous dites aux tribus qui y vivent qu'il faut protéger « la nature », ils vous répondent : « vous voulez parler de notre culture ? » – preuve que, pour eux, la séparation entre l'homme et son environnement est une idée totalement artificielle.Le parc prend en compte cette diversité d'approche, et l'on découvre, lors des négociations internationales sur le climat, que certaines populations autochtones ont maintenant appris à se servir du discours occidental de protection de la nature pour défendre ce à quoi elles tiennent. Il s'agit – pour employer un terme de Bruno Latour– d'une « hybridation » des arguments. Chacun a des choses à apprendre de l'autre, il faudra s'en souvenir en décembre. Les Occidentaux ne vont pas se transformer en Indiens amazoniens, mais ils ont peut-être des choses à retenir des peuples amérindiens. Après tout, ces derniers ont déjà traversé une catastrophe : l'arrivée des Européens sur leur continent...Peut-on réinventer notre rapport à la nature ?Au fond, tout notre travail sur l'éthique environnementale et la problématique du respect de la nature aboutit à un constat d'une grande banalité : nous ne sommes pas seuls sur Terre ! Nous sommes une espèce parmi d'autres espèces. Cela devrait nous rendre modestes, et nous rappeler qu'il n'y a pas que l'humanité que l'homme entraîne à sa perte avec le dérèglement climatique. Mais la modestie se heurte à l'arrogance, à notre désir de fabriquer la nature, plutôt que de simplement chercher à la piloter.Fabriquer : un concept qui traverse toute la tradition philosophique, de Platon à Aristote et à Marx (au début du Capital, Marx distingue l'abeille et l'architecte, en affirmant que le second a l'idée de la maison avant de la construire, ce qui n'est pas le cas de la première). Fabriquer, c'est avoir un modèle en tête, et l'appliquer. Mais peut-on parler de fabrication à propos des techniques que nous utilisons avec la nature ? Le paysan ne « fabrique » pas son blé, il le fait pousser. Il oriente un certain nombre de processus naturels de façon à en tirer des résultats. Bref, il se fait le « pilote » d'un processus naturel, comme le marin qui joue avec le vent et les courants pour arriver là où il veut.Ce classement de nos interventions sur la nature – entre « fabriquer » et « piloter » – a un grand mérite : il n'oppose pas une tradition forcément « bonne » à une modernité forcément « mauvaise » et polluante. La distinction s'applique en effet aux technologies les plus récentes comme aux plus anciennes. Mais seul le modèle du pilotage respecte notre rapport à la nature, en s'interrogeant sur les effets secondaires de son intervention : le processus de fabrication, lui, s'inquiète uniquement de l'objet final. Distinction essentielle. Car c'est bien la gravité des conséquences secondaires de la révolution industrielle – en l'occurrence le réchauffement climatique – qui est en jeu ici : brûler du bois, de la houille ou du pétrole, cela produit le progrès mais aussi du CO2. Si vous raisonnez seulement en termes de fabrication, vous ne pensez qu'au premier. Et finissez par subir les effets du second.Les pays riches ont-ils une dette envers les pays pauvres ?Dans sa récente encyclique, le pape François insiste sur la dimension historique du dérèglement climatique. Il rappelle que le développement industriel des pays occidentaux, depuis le XIXe siècle, est le principal responsable de ce réchauffement. Autrement dit, l'Occident a consommé sa part d'atmosphère. Il a donc une dette envers les pays du Sud, car l'atmosphère est un bien commun. Je crois qu'il s'agit là d'une intuition très forte. Pourtant, des économistes et des philosophes soulignent que même si les pays occidentaux sont la cause de l'augmentation des émissions de CO2, ils n'en sont pas moralement responsables, car, jusque très récemment, ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient.
“Il y a une profonde injustice à ce que ce soient les plus pauvres qui souffrent le plus du changement climatique”Quant aux habitants actuels des pays riches, disent-ils, ils n'ont jamais eu les moyens d'empêcher ce qui s'était passé avant : pourquoi porteraient-ils donc cette dette ? Enfin, certains suggèrent d'arrêter de ressasser ces vieilles histoires et de regarder plutôt ce qu'il reste à faire pour empêcher la catastrophe. Ce dernier argument semble s'être imposé : pour les quotas autorisés d'émissions de gaz à effet de serre, on a pris comme point de départ 1990... en faisant mine d'ignorer, donc, ce qu'il s'est passé avant.Ces arguments ne sont pas faux. Pourtant, le pape a raison : il y a une profonde injustice à ce que ce soient les plus pauvres et les plus vulnérables qui, aujourd'hui, souffrent le plus du changement climatique. Ils sont en première ligne à cause de leur position géographique et parce qu'ils disposent de moyens très faibles pour lutter contre les effets du réchauffement. Ne nous y trompons pas : ceux qui souffrent du dérèglement climatique sans en être directement responsables ne signeront pas d'accord sur le climat s'ils le jugent injuste.Le catastrophisme peut-il changer les mentalités ?Le catastrophisme, c'est l'attitude adoptée par ceux qui considèrent qu'il faut prendre comme une quasi-certitude la possibilité d'un effondrement total de notre environnement. Cette idée a été introduite par le philosophe Hans Jonas (1979) et reprise en France par le philosophe Jean-Pierre Dupuy. Pour ces catastrophistes « éclairés », la seule façon d'empêcher l'effondrement est de faire comme s'il était inéluctable. Mais il existe aussi d'autres formes de catastrophisme, dont le leitmotiv est le suivant : « si on ne fait pas peur aux gens , ils ne réagissent jamais ». Cette attitude pose problème. A force de crier au loup, plus personne n'y croit. Or, cela fait quelques décennies qu'on nous annonce le pire, et notre vie quotidienne n'est pas si affectée que cela. Du coup, la peur ne porte pas, ou plus.
“Notre destin, aujourd'hui, ressemble plutôt à celui des habitants de l'île de Pâques”D'autre part, on ne délibère pas, ou mal, dans l'annonce de l'Apocalypse. Notre destin, aujourd'hui, ressemble plutôt à celui des habitants de l'île de Pâques – dont la population a sans doute diminué sans discontinuer après la déforestation de l'île, avant de pratiquement disparaître : pas de rupture brutale de l'écosystème, mais une dégradation continue des conditions de vie. La menace d'une catastrophe imminente n'est pas ressentie comme plausible par les gens, et l'effondrement progressif leur échappe. Ce qui explique que le catastrophisme ne soit pas mobilisateur.Pour mieux protéger la nature, faut-il revoir nos relations sociales ?Au début du Contrat social, Jean-Jacques Rousseau imagine l'humanité parvenue à un moment de son histoire où, si elle ne change pas sa manière de vivre, elle sera amenée à périr. Cela correspond assez bien à notre situation actuelle ! Mais changer notre manière de vivre, c'est désormais modifier, de façon inséparable, notre rapport à la nature et nos rapports entre nous. Dans le passé, nous avons fait ce que nous pouvions pour éliminer les formes les plus brutales de domination entre les hommes (l'esclavage, etc.), mais il faut aussi purger de toute domination notre rapport à la nature. Pour cela, il ne suffit pas de laisser des espaces naturels hors de l'emprise humaine, comme le fait le modèle américain de la wilderness. Sacraliser, sanctuariser un espace de nature « vierge » sans remettre en question la domination de l'homme sur ses semblables et sur l'environnement, ce n'est pas la solution.
“Aux XVIIIe ou XIXe siècles, l'humanité était encore une abstraction ; aujourd'hui, c'est devenu une réalité”Comment articuler action locale et action globale ?Au niveau local – celui du village ou de la région –, les hommes se mobilisent souvent efficacement. C'est au niveau global que la prise de décision devient compliquée. Au niveau local, le « Parlement des choses » dont parle Bruno Latour existe déjà ! Quand une source est menacée par des promoteurs, dans un village français, on trouve un ou plusieurs porte-parole pour la défendre. Cette source devient un « personnage » qui compte autant que d'autres habitants du village. Le problème se pose donc plutôt au niveau national, ou international. Aux XVIIIe ou XIXe siècles, l'humanité était encore une abstraction ; aujourd'hui, c'est devenu une réalité : tous les hommes sont sur le même bateau. Ils sont condamnés à l'intérêt général ! Mais il n'est pas facile de le construire. Et je ne pense pas qu'on puisse compter sur un tyran bienveillant et éclairé pour mettre tout le monde d'accord – les tyrans bienveillants, ça n'existe pas !Enfin, les modes de vie, ce qu'on appelait autrefois « les mœurs », ne se décrètent pas par des lois, comme le rappelait Montesquieu : ils se réforment par la contagion de l'exemple. Ne désespérons pas du monde, beaucoup prennent leur vie en main et font un geste pour le climat. Ce n'est certes pas aussi spectaculaire que si les Etats-Unis s'engageaient à réduire leurs émissions de gaz à effets de serre de 30 % du jour au lendemain ; et la contagion est un processus lent, alors que le dérèglement du climat, lui, est très rapide. Mais la solution, j'en suis persuadée, viendra aussi de là. Nous sommes à la fois condamnés à nous entendre – et à nous inspirer les uns les autres.A LirePenser et agir avec la nature, de Catherine et Raphaël Larrère, éd. La Découverte, 374 p., 15 €.A voirColloque « Comment penser l'anthropocène ? Anthropologues, philosophes et sociologues face au changement climatique », coordonné par Catherine Larrère et sous l'égide de Philippe Descola, les 5 et 6 novembre, au Collège de France.http://www.telerama.fr/idees/catherine-larrere-philosophe-l-occident-a-consomme-sa-part-d-atmosphere,129293.php