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De mémoires d’ouvriers

Par Memoiredeurope @echternach

J'ai vraiment découvert ce qu'était un itinéraire culturel le jour où j'ai suivi les chemins parcourus par les ouvrières des Cévennes qui descendaient chaque dimanche soir de leurs villages perchés pour rejoindre l'usine-couvent, la filature de soie où elles travailleraient, mangeraient et dormiraient toute la semaine. Ou encore quand j'ai vu se dessiner en Andorre, le parcours des saisonniers venus d'Ariège, montant après la fonte des neiges fabriquer dans la chaleur et l'humidité de la forge, les lingots de fer qui seraient vendus en Catalogne. Je pourrais y ajouter les descentes et montées des mineurs du Val d'Ordino portant la matière première à forger vers le lieu de transformation, ou encore les traces de ceux qui préparaient le charbon de bois, comme on le fait encore en Transylvanie aujourd'hui.

Et puis, après la découverte du film de Gilles Perret présenté en avant-première à Strasbourg en présence du cinéaste vendredi dernier et dont j'ai gardé le titre pour cet article, j'ai appris à connaître la route quotidienne parcourue par ces paysans ouvriers du Beaufortain qui, comme Jean Avrillier, travaillaient le jour à l'usine pour mettre en place ce que serait la réserve énergétique de la France, en touchant un " vrai salaire " et repartaient s'occuper de la ferme qu'ils avaient laissée entre les mains de leur femme dans la journée pour continuer à témoigner de la survie d'une économie de montagne qui évite que la forêt ne se referme.

Jean Avrillier

J'ai, durant de nombreuses années, visité des usines textiles dans presque tous les pays d'Europe. Depuis les petits ateliers de passementerie jusqu'aux tissages de soieries artificielles où le fil est propulsé par un jeu d'eau ou un jet d'air. Dans les ateliers de Ruddington où a été inventé le tricotage mécanique au XVIe siècle et dans les hangars où étaient pressés les feutres industriels, à Mouzon. J'ai parcouru les rues sévères de Macclesfield, puis celles de Saint Etienne avant qu'elles ne soient blanchies, les lacis délaissés de Roubaix et de Commines, la banlieue de Valencia et les nombreuses cités dortoirs des Monts du Lyonnais, les ruelles étroites de la Croix Rousse, et celles des petits villages de Retournac ou de Soufli. Et partout on m'a raconté des histoires de savoir-faire, des histoires de famille, des histoires de rythmes et de bruit, parfois des histoires de frontières et de religions. Je n'en n'ai jamais fait un livre. J'ai plutôt collecté des souvenirs que je n'ai que très peu racontés ou transmis. Ils sont venus en arrière-plan dans la présentation d'une exposition collective à la Cité des Sciences et de l'Industrie de La Villette sur la Mode. J'y ai fait allusion parfois dans quelques articles d'une revue d'art textile. Et par bribes, j'en ai tracé les étapes dans la proposition d'une route de la soie en Europe.

Et puis lorsque le fer industriel a fait irruption sur la scène des itinéraires, je me suis promené dans la vallée de Leoben en Styrie, depuis les sites les plus anciens, proches de la montagne magique, jusqu'aux usines qui préparent les rails des trains à grande vitesse. J'ai vécu quelques années non loin des friches industrielles de Lorraine, ou de celles de Dudelange et d'Esch-sur-Alzette au Luxembourg et en suivant les cinéastes polonais, j'ai rêvé des aciéries de Gdansk. J'ai pris en compte ces hangars géants, aux ateliers immenses, où s'élevaient des flammes mangeuses de terre et d'hommes, toutes ces cathédrales dont la plupart sont aujourd'hui devenues des lieux d'exposition ou de concert, des surfaces de projection artistique, quand on ne les a pas poussées à bas pour bâtir à leur place des " éco-quartiers. "

On ne peut non plus ignorer que les tous derniers de ces ouvriers, qui dépendent aujourd'hui du jeu des marchés spéculatifs en travaillant pendant des années pour Pechiney, Arcelor, puis Mittal, Union Carbide ou Rio Tinto, représentent toujours une force politique. En France, ils constituent 23% des actifs. Seule la catégorie économique qui les désigne a changé de nom. Ils sont devenus des opérateurs, des agents, des collaborateurs, des techniciens dont la voix n'est audible, à Longwy, à Thionville, comme à Cluses, qu'en période électorale. Ils sont devenus des individus soumis à la variation des primes et à la menace des délocalisations. Les équipes ont disparu au fur et à mesure que le travail se spécialisait et avec la nouvelle organisation, la solidarité a disparu à son tour, tout comme le temps d'échange de parole autour de la gamelle. Si l'on est militant, on peut ajouter qu'ils sont affectés par 50% des accidents de travail et qu'avec les employés, ils ne sont représentés que par 1% des élus de la nation et qu'enfin, les syndicats qui les ont représentés, pour le meilleur et le pire, n'ont plus le temps, ni la volonté de jouer le rôle de passeurs de paroles, tandis que les comités d'entreprise s'étiolent.

L'un des ethnologues qui ont le mieux réfléchi à " La rupture patrimoniale ", Michel Rautenberg écrit fort justement : " Même si l'oubli est souvent nécessaire pour que la mémoire puisse se construire, le discours de mémoire vise à ramener le passé dans le présent, à faire le lien entre les temps vécus. Dans nos sociétés de consommation généralisée, le poids des politiques publiques (et celui des médias) est déterminant dans ces processus puisqu'elles trient, formatent, hiérarchisent l'information. La mémoire, qu'elle soit collective ou sociale, peut alors devenir une ressource culturelle pour repenser politiquement la ville, les relations entre les hommes, les liens au territoire et au collectif. Elle peut aussi être l'objet de procédures de préservation ou de protection qui viseront à perpétuer le souvenir de l'événement passé sous une forme stabilisée. Une fois fixée, la mémoire se transforme en patrimoine. La patrimonialisation, en décontextualisant l'objet patrimonial et en le rendant irrévocable, met le passé à distance. "

Rautenberg prône une approche scientifique pour prendre en compte cette rupture sans tomber pour autant dans ce que Françoise Choay dénonce, c'est-à-dire l'auto-contemplation. " " Nul doute que le bouleversement qu'elle évoque est celui du passage à une société post-industrielle où la démarche de communication des objets prend le pas sur leur étude et sur la prise de distance. Françoise Choay ajoute que dans ce culte nouveau : " Mon interprétation du culte patrimonial comme syndrome narcissique est corroborée par l'analyse de son contexte chronologique. Le développement de l'inflation patrimoniale a, en effet, coïncidé avec celui d'un bouleversement culturel sans précédent au sein des sociétés industrielles avancées et par voie de conséquence, dans le monde entier. Le patrimoine aurait perdu sa fonction constructive au profit d'une fonction défensive qui assurerait la recollection d'une identité menacée. "

De mémoires d’ouvriers

Il faut sans doute d'abord prendre conscience que le monde ouvrier n'a pas disparu et que son histoire est étroitement liée à la mémoire des luttes qui, sans entrer dans une histoire détaillée, se sont succédées dans des contextes de résistance et d'indignation parfaitement datés. Ces paroles d'ouvriers commencent à se faire entendre avec le choc des ondes reçues de la Révolution française, mêlées à celles venues de la Révolution des soviets, choc qui atteint les premières usines à la fin du XIXe siècle et avant la Première Guerre mondiale. Les paroles se cristallisent à nouveau au moment du Front Populaire français et de ses équivalents européens et passent par les mouvements de résistance qui se sont organisés, voire unifiés durant la Seconde Guerre mondiale contre les occupants totalitaires. Elles nous arrivent enfin, je veux dire à ma génération et aux suivantes, par de grandes grèves des années cinquante et soixante qui affirment les acquis de la Libération, au moment même où sont relancées, dans la modernité et la demande de prospérité, les grands secteurs de l'énergie et les grandes productions industrielles, le charbon et l'acier pris en compte par une Europe politique naissante s'articulant à la domination de l'énergie hydroélectrique, avant que n'arrive celle de l'énergie atomique.

C'est donc un travail d'historien autant que d'ethnologue qui devient nécessaire. Rautenberg écrit également : " La mémoire collective est souvent une mémoire conflictuelle qui oppose les groupes sociaux histoire contre histoire, souvenirs contre souvenirs, mémoire contre mémoire. Dans ces conditions, la question se pose de savoir si l'on peut construire une même mémoire partageable par toute une collectivité, par exemple dans ces villes industrielles qui sont aujourd'hui demandeuses d'un travail de mémoire. Quel est le sens de ces opérations quand la grande majorité de la population locale se juge victime et non pas actrice des phases les plus récentes de cette histoire industrielle ?...Quelle forme prendra donc une construction sociale du passé qui, sans plonger dans un unanimisme d'apparence, permettra aux uns et aux autres de se confronter à l'histoire et de vivre côte à côte, sans nier l'histoire de l'autre. Nous pensons que l'étape initiale dans tout travail de mémoire consiste à mettre ces situations conflictuelles et douloureuses à distance. Il doit se produire un phénomène de rupture, un deuil qui transformera une mémoire " chaude " en une mémoire " froide ", une mémoire " littérale " en une mémoire " exemplaire " comme Todorov l'appelle de ses vœux. "

Mais alors, si nous devons chercher à abandonner une construction du passé qui ne se situe que dans une boucle rétroactive avec le présent pour prendre conscience " qu'on vit dans un temps autre, dans une génération nouvelle qui construit un passé à sa mesure et a su rompre avec une filiation endogamique de la mémoire " que vaut donc la parole contre l'objet ou le bâtiment. La parole est-elle patrimoine ou simplement mémoire évanescente ?

Comme l'écrit Marguerite Duras, affectée par une page de l'histoire industrielle qui se tournait avec fermeture du site Renault Boulogne-Billancourt de l'île Seguin, l'établissement de la liste des noms de tous ceux qui ont travaillé dans ces lieux participe de la construction mémorielle : " Ce serait une liste exhaustive, sans commentaire aucun, écrit-elle, [...] La vérité ce serait le chiffre encore incomparé, incomparable du nombre, le chiffre pur, sans commentaire aucun, le mot ".

Et pourtant, la mémoire ne se ravive-t-elle pas au son de la voix qui égrène chaque nom de la liste ? ajoute Anne Monjaret.


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