Trois mois après les attentats de Charlie Hebdo et de la Porte de Vincennes, l’Assemblée nationale examine cette semaine un projet de loi relatif au renseignement, destiné à renforcer les moyens de surveillance sur internet. Alors que Manuel Valls faisait savoir en janvier dernier qu’il ne voulait pas d’un Patriot Act à la française, l’actuel projet de loi a généré une forte contestation de la part de la société civile en général et des associations de défense des libertés en particulier qui s’inquiètent de mesures liberticides.
Dans ce contexte, alors que les attentats ont fortement marqué les esprits et que leurs conséquences sont toujours visibles dans l’espace public à travers l’opération Sentinelle, que pensent les Français de ce projet de loi et quel arbitrage souhaitent-ils entre liberté et sécurité ? A l’instar des Etats-Unis au lendemain du 11 septembre, sont-ils tentés par un Patriot Act à la française ou au contraire reprennent-ils à leur compte les propos du Premier ministre norvégien Jens Stoltenberg au lendemain des attentats commis par Anders Breivik qui réclamait avant tout davantage de tolérance et de démocratie ?
Au lendemain des attentats, une opinion sous le choc qui envisage d’éventuelles restrictions à apporter à la liberté d’expression et qui est en quête de sécurité
A l’instar des autres nations touchées par le terrorisme, les Français se retrouvent devant la difficile question de la nécessité ou non de restreindre la liberté de chacun au nom de la sécurité de tous. Lors du rassemblement du 11 janvier, l’image véhiculée ne laissait aucun doute sur la volonté des Français de défendre la liberté d’expression coûte que coûte. Un sondage Ipsos réalisé peu après les attentats confirme d’ailleurs cet attachement très majoritaire au fait que la liberté d’expression doit être totale en démocratie (82%).
Loin de l’unanimisme affiché par la manifestation du 11 janvier, les Français sont en réalité davantage en proie au doute sur les garde-fous à accorder à la liberté d’expression quand des questions de sécurité sont en jeu.
Dans certains cas particuliers, les Français s’avèrent ainsi nettement plus partagés qu’il n’y parait sur le sujet : la publication des caricatures de Mahomet par exemple ne rencontre pas le même unanimisme : près d’un Français sur deux (42%) déclaraient en janvier dernier qu’il fallait « tenir compte des réactions » des musulmans pratiquants et « éviter de publier ce genre de caricatures ». Et ce souhait de limiter la liberté d’expression ne s’arrête pas à la question des caricatures puisque de manière générale, une majorité de Français (50%) déclarent approuver sa limitation sur internet et les réseaux sociaux.
L’émotion suscitée par les attentats se traduit également par le souhait d’un renforcement de l’arsenal sécuritaire. Selon un sondage Ipsos, des Français quasi unanimes se disent ainsi favorables à la déchéance de nationalité des Français partant faire le djihad en Syrie et 89% sont d’accord avec le fait de « restreindre la liberté d’opinion sur Internet en cas de propagation des idées djihadistes ».
Au-delà toutefois de dispositifs portant explicitement sur le djihadisme, les Français semblent également tentés par davantage de fermeté sur le plan judiciaire et se prononcent ainsi pour des mesures plus restrictives à l’égard des libertés individuelles à l’instar de la possibilité de généraliser les écoutes (71%) ou de perquisitionner un domicile (67%) sans accord préalable d’un magistrat. Des réformes approuvées quelle que soit la sympathie partisane bien qu’à un niveau plus élevé à droite (79% et 75%) et à l’extrême-droite (86% et 85%) qu’à gauche (60% et 58%).
C’est donc des Français profondément marqués par les attentats qui exprimaient courant janvier leur désir de voir les conditions de sécurité renforcées par le biais de nouvelles mesures d’exception (76%), quitte à limiter leurs propres libertés, selon un sondage Odoxa.
Une préférence pour la sécurité conjoncturelle ?
Trois mois après, force est de constater que les conséquences des attentats demeurent vives et que le besoin de sécurité figure toujours en bonne place parmi les préoccupations des Français. Ainsi, au nom de la lutte contre le terrorisme, une majorité de Français (63%) seraient prêts à rogner leurs libertés individuelles sur internet selon un sondage CSA. Cela se traduit également par l’approbation majoritaire (67%) du dispositif automatique de surveillance des données de navigation de tous les internautes introduit par le projet de loi du gouvernement, les Français y voyant un outil indispensable pour identifier les terroristes (61%).
A nouveau, ce sujet fait peu débat au sein des différentes catégories sociales. Seules celles traditionnellement les plus libérales sur les questions de sécurité semblent plus partagées sur ce sujet : les plus jeunes (47% des 18-24 ans approuvent la limitation des libertés sur internet), les cadres (49%), les sympathisants du Front de Gauche (50%) et ceux d’Europe Ecologie Les Verts (51%).
Si les Français sont depuis quelques années davantage sensibles aux questions relatives à l’insécurité, cette tentation majoritaire de privilégier la sécurité sur les libertés individuelles sur internet constitue toutefois quelque chose de neuf dans l’opinion et est donc probablement à mettre – du moins partiellement – sur le compte d’une émotion inédite suite aux attentats, émotion qui semble primer sur les oppositions au projet de loi qui se font pourtant de plus en plus audibles. En effet, dans un contexte émotionnel plus serein en 2011, les Français étaient nettement plus nombreux (64%) à vouloir préserver une liberté maximale sur internet ou plus précisément qu’Internet « conserve à l’avenir la même liberté qu’aujourd’hui, avec le moins d’intervention possible des Etats, quitte à assumer parfois certaines dérives », selon un sondage BVA.
Un blanc-seing accordé au gouvernement
Alors que seuls 28% des Français déclarent savoir ce que contient le projet de loi, ce blanc-seing accordé au gouvernement s’explique également par le niveau de confiance élevé dont bénéficie l’Etat en la matière. Si les Français sont particulièrement soucieux de la protection de leurs données personnelles sur internet (85% déclaraient en janvier 2014 être préoccupés par ce sujet selon un sondage CSA), ils n’identifient en effet pas l’État comme une menace potentielle pour leur vie privée. Bien au contraire, le capital confiance accordé aux institutions publiques pour la protection des données personnelles est en réalité plus élevé que pour le secteur privé (33% de confiance contre 32% de défiance vs 26% de confiance pour les opérateurs télécoms contre 33% de défiance). Les internautes Français se distinguent ainsi par là des autres nations de l’OCDE et notamment des États-Unis touchés par les révélations d’Edward Snowden sur les écoutes de la NSA : interrogés par Ipsos dans une étude internationale, seuls 15% des Français considèrent que leur « gouvernement restreindra l’accès à internet » contre par exemple 44% aux États-Unis. De même, une minorité se déclarent préoccupés par le fait que la police ou d’autres agences gouvernementales de leur pays surveillent secrètement leurs activités en ligne (46%) quand une majorité d’Américains s’en inquiètent (64%).
Si entre la voie américaine et la voie norvégienne, les Français semblent avoir opté pour la première, l’acceptation de voir les libertés individuelles restreintes sur internet s’avère toutefois récente et s’inscrit à la fois, sur le long terme, dans une sensibilité plus grande sur les questions d’insécurité mais aussi dans un contexte émotionnel chargé dans lequel vivent les Français depuis ces derniers mois. Dans ce contexte et alors que moins d’un tiers des Français déclarent maîtriser le contenu du projet de loi, on peut s’interroger sur le fait de savoir si les conditions d’un débat public raisonnable sont actuellement réunies et si ce soutien n’est pas partiellement conjoncturel.