Mardi 21 Juillet 2015
Propos recueillis par Patricia Neves
Alors que l'exécutif vient d'annoncer un plan d'urgence, Philippe Collin, agriculteur et ancien porte-parole de la Confédération paysanne, explique que la situation que connaissent aujourd'hui les éleveurs est finalement assez proche de celle des Grecs. D'ailleurs, pour Collin, la "liquidation de l'agriculture française" relève d'un "choix politique" consistant pour les Etats de l'Union européenne a abandonné "depuis vingt-cinq, trente ans" leurs "marges de manœuvre".
Mobilisation des éleveurs à Caen, 20 juillet 2015 - ROBERT BEAUFILS/SIPA
Marianne : La grande distribution jure avoir respecté ses engagements du 17 juin dernier, à savoir rémunérer davantage les éleveurs qui vendent leur production à perte depuis plusieurs mois. « Nous avons augmenté comme prévu les prix de 5 centimes chaque semaine » explique par exemple le délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), Jacques Creyssel. « Visiblement cet argent ne va pas dans la poche des éleveurs » ajoute-t-il. Or selon Le Figaro, « le boeuf n'a augmenté que de 7 centimes le kilo(...) et il manque en outre 20 centimes le kilo pour le porc. » Qu’en est-il ?
Philippe Collin : L’une des difficultés, c'est de pouvoir vérifier les chiffres. Ce qu’on peut conclure néanmoins, c’est que, si la FCD dit vrai, et que ça ne marche pas, cela signifie que l’accord était de la poudre aux yeux. On a organisé un deal pour mettre en place un espèce d’écran de fumée sur une situation qui est sérieuse. D'abord, jamais les coûts de production n’ont été intégrés dans la fixation des prix aux producteurs. D'autant qu'il y a aujourd’hui une augmentation des coûts de production notamment liée à la sécheresse que connaissent bon nombre de régions. Ce qui amplifie les problèmes déjà existants. Résultat : si on augmente trop faiblement les prix, on continue de maintenir une sous-rémunération du travail paysan.Mais les intermédiaires (industriels, abatteurs, transformateurs...) jouent-ils le jeu ?
Cela fait au moins cinquante ans que chacun se renvoie la balle et que chacun constate les dégâts engendrés par la concentration de la grande distribution et de la grande transformation. On parle toujours d'ailleurs des transformateurs comme si c’était un milieu homogène et confraternel. En fait, il y a une guerre de chiens qui se mène à l’intérieur entre les géants, les Bigard et compagnie, qui taillent des croupières à tout le monde, grâce à leur capacité de nuisance. Ces géants-là ont la possibilité d’asservir une partie des petits parce qu'ils peuvent supporter un petit moment des sous-marges, en se disant que de toutes façons ils récupéreront des marges ailleurs, en gagnant d'autres parts de marché. Et c’est la même chose dans la grande distribution. Alors on liquide les petits commerces avec la bénédiction de tout le monde, surtout des patrons de la grande distribution qui sont classés parmi les plus grandes fortunes de France, mais aussi des élus de droite comme de gauche qui n’ont eu de cesse d’inaugurer de grands centres commerciaux, ces temples de la consommation qui salopent la périphérie de nos villes. "TOUTES LES POLITIQUES EUROPÉENNES ONT ABOUTI AU FAIT QUE LES ETATS ONT DE MOINS EN MOINS DE MARGES DE MANŒUVRE"Des dizaines d’éleveurs se mobilisaient hier et toujours aujourd'hui, à Caen et au Mont Saint-Michel. Avant que ne soit annoncé un « plan d'urgence » par François Hollande lui-même, Stéphane Le Foll proposait de les recevoir à Paris ce jeudi et expliquait avoir mis en place depuis le 20 février des « cellules d’urgence ». De quoi s’agit-il ?Les « cellules d’urgence », c’est simple : on fait causer les gens autour de la table et on leur dit « Vous savez, dans le cadre de la réglementation communautaire, on ne peut rien faire. » J’extrapole un petit peu mais pas beaucoup. Ces réunions sont l’illustration parfaite que toutes les politiques européennes depuis vingt-cinq, trente ans ont abouti au fait que les Etats ont de moins en moins de marges de manœuvre. D’un point de vue réglementaire d'une part, à chaque mesure prise, il faut désormais vérifier que ce soit eurocompatible. La latitude des Etats aujourd’hui est donc extrêmement faible. Rappelons que tous les accords européens ont été signés à l’unanimité par les pays membres. Qu’ils ne soient pas surpris ensuite de ne pas avoir de moyens d’action puisque qu'ils l'ont eux-mêmes voulu ainsi. D'autre part, il y a un aspect budgétaire, le traité de Lisbonne ayant entraîné la mise sous tutelle des Etats.
Alors on invoque l'argument de la compétitivité. « Il faut gagner en compétitivité », j'entendais ça, pas plus tard que ce lundi matin, dans la bouche de l'opposition. « Il faut peut-être augmenter les prix »disaient-ils, notamment les prix du lait, mais il faut aussi « que les producteurs soient plus compétitifs » Mais on va faire comment là ? On va concentrer les productions entre combien de mains au niveau français pour être soit-disant « plus compétitifs » ? Dans les pays qui ont beaucoup concentré la production, par exemple le Danemark, le taux d'endettement est considérable, tout ça au nom de la recherche de compétitivité, c’est-à-dire en faisant grossir le nombre d’unités produites par chaque producteur. C’est ça la compétitivité. Que propose plus largement le gouvernement, qui avait annoncé qu’il ferait des« annonces » en juin dernier ? Quelles ont été ces annonces, outre l’augmentation du prix qui n’est, semble-t-il, pas respectée et les 23 millions d'euros d’allégement de charges, les reports et les effacements de cotisation MSA (la Mutualité sociale agricole) ?
C’est le problème des chiffres qu’on annonce comme ça, 23 millions, si on fait une vague division arithmétique, on s’aperçoit tout de suite que ça ne sert pas à grand-chose. En revanche, on pourrait imaginer que cela puisse servir à avoir un plan de désendettement ou de reaménagement de la dette, on est pleine discussion grecque ! C’est la même chose, toutes les politiques qui ont été faites au nom de la compétitivité ont noyé les paysans en production laitière, mais en production porcine également, sous des tonnes d’emprunts. Et comme les Grecs, les producteurs en bout de chaîne sont assez peu écoutés, contrairement aux grands transformateurs qui plaident vers toujours plus de concentration afin de réaliser des économies d'échelle. Sans prendre en compte en plus les nouvelles habitudes alimentaires. On se retrouve ainsi avec des Français qui mangent des produits chers, du jambon et des côtelettes (les Allemands sont plutôt saucisses et plats de côte). Or les modes de production, de transformation et de commercialisation n’ont jamais intégré la nécessité de valoriser l’ensemble des produits. Pis, on a habitué les Français à l’idée que les produits qui sont rares dans un animal c’est-à-dire riche en chair, devaient être « pas chers » et du coup on écrase les prix alors que ça n’a aucun sens, on ne fera jamais une vache qui aura 50 kg de filet ou de faux-filet à commercialiser. On fait comme si ces questions-là ne devaient pas être intégrées. Et le laisser-faire des politiques n'y est pas pour rien."TOUT EST EN TRAIN DE DISPARAÎTRE. ET CE N’EST PAS UN ACCIDENT CLIMATIQUE NI CONJUCTUREL, C’EST UN CHOIX POLITIQUE"Comment lutter par ailleurs contre la concurrence en Europe et notamment celle venue d’Allemagne qui a massivement recours à une main d’œuvre venue de l’Est (Pologne, Roumanie), moins chère donc, dans ses abattoirs ?Eventuellement, on ne commence pas par céder — comme cela s’est fait dans la crise grecque — en allant les deux doigts sur la couture du pantalon communier avec Angela Merkel au nom du respect des sacro-saints équilibres. C’est un parallèle qui me semble tout à fait pertinent puisque c’est la même logique. On a des pays qui aujourd’hui sont dans des situations d’avantages comparatifs qui sont incontestables (j’utilise la terminologie libérale économique à dessein). Il suffit de regarder une carte d’Europe pour constater qu’aujourd’hui l’Allemagne est dans une situation où, d’un côté, elle a des travailleurs pas chers à l’Est et, de l’autre côté, elle a des consommateurs relativement aisés (mais cela ne durera pas) à l’Ouest. Ni la France, ni l’Espagne, ni l’Italie n’ont des situations équivalentes. Je ne parle pas du Royaume-Uni qui est le 51e Etat des Etats-Unis. Mais à Bruxelles, personne ne veut discuter de ça. Le dogme des grands équilibres économiques ayant été sacralisé lors traité de Lisbonne. Tous les Etats ont ainsi ratifié le traité en prenant bien soin quand même de ne pas demander aux peuples de se prononcer sur le sujet. On liquide l’agriculture française qui permettait d’avoir une valorisation des productions pour s’orienter vers une économie de pays en voie de développement. Il n’y a rien de péjoratif vis-à vis des pays en voie de développement, c’est un constat. C’est-à-dire qu'on a pour modèle des pays qui favorisent la production de matières premières. On va alors produire par exemple des céréales, et puis c’est tout. Parce que pour le reste tout est en train de disparaître. Vous n'avez qu’à observer ce qui est en train de se passer dans les productions d’élevage, mais aussi en arboriculture ou encore en maraîchage. Tout est en train de disparaître. Et ce n’est pas un accident climatique ni conjucturel, c’est un choix politique.Dans ce contexte, quelles conséquences a l’embargo russe, où en est-on ?
On en est au même point qu’il y a un an, c’est-à-dire que les Russes ont prolongé l’embargo d’un an. On sent un certain embarras de la part de la Commission qui disait « Vous allez voir ce que vous allez voir, les Chinois vont vous acheter du lait en poudre, tout va bien aller. » Et puis... pas de pot, les Chinois ont arrêté d’acheter et les Russes aussi ! On s’aperçoit alors que vendre sur les marchés mondiaux quand on est l’Union européenne, ce n’est pas facile du tout. Vendre sur les marchés nationaux n'est d'ailleurs guère plus simple. A Bruxelles, on répète aux éleveurs : « Si vous voulez être plus forts, vous n'avez qu'à vous organiser. » Et quand les gens s'organisent ils répondent : « Ah mais c'est une entrave à la libre concurrence ! » On n'a pas beaucoup de raisons d’être optimistes..."POUR VENDRE DES AVIONS SUR LE TERRITOIRE AMÉRICAIN, ON LIQUIDE CERTAINS SECTEURS COMME L’AGRICULTURE"Face à la colère des agriculteurs, éleveurs, petits producteurs, le président Hollande, en Lozère ce week-end, leur a apporté son « soutien » et a appelé les différents acteurs à privilégier « l’approvisionnement français ». Mais on continue à négocier dans le même temps le traité transatlantique (Tafta). Comment peut-il tenir les deux bouts ?Si on veut vendre des avions sur le territoire américain, on n’a pas d’autres possibilités que de liquider certains secteurs comme l’agriculture que l'on croit à faible valeur ajoutée. Les arbitrages, faits dans l’opacité et surtout sans aucun débat politique, ne sont pas vraiment signe de démocratie. Il n’y a aucun document disponible, la communication est interdite, on est dans un régime de dictature. Les normes seront pourtant des éléments majeurs de ces accords de libre échange. Est-ce qu’on imposera le droit de vendre du poulet chloré sur l’ensemble du territoire européen ? Ou la suppression des appellations d’origine protégée, puisque c’est aussi un élément essentiel de la discussion ? De même qu'il y a sur la table des négociations tout ce qui concourt à la mise en place de signes de qualité, ce qui est évidemment considéré par les libéraux comme une entrave à la concurrence ? Sauf que la qualité est un des moyens, malgré tout, de donner un sens à la production, à la vie des territoires et à l’appartenance à une citoyenneté.http://www.marianne.net/les-paysans-ont-ete-noyes-les-emprunts-les-grecs-100235616.htmlLire aussi sur Marianne.net :
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