" Comme les peuples lointains se touchent ! Comme les distances se rapprochent ! Et le rapprochement, c'est le commencent de la fraternité. Grâce aux chemins de fer, l'Europe bientôt ne sera pas plus grande que ne l'était la France au Moyen-Âge ! Grâce aux navires à vapeur, on traverse aujourd'hui l'océan plus aisément qu'on ne traversait autrefois la Méditerranée ! Avant peu, l'homme parcourra la Terre comme les dieux d'Homère parcouraient le ciel, en trois pas. Encore quelques années, et le fil électrique de la concorde entourera le Globe et étreindra le monde ! " (Victor Hugo le 21 août 1849).
Je reviens sur le traitement de l'information à propos des sujets européens. À l'occasion du dixième anniversaire du référendum sur le Traité constitutionnel européen (TCE) du 29 mai 2005, l'institut de sondages IFOP avait réalisé pour "Le Figaro" un sondage publié le 28 mai 2015 sur l'opinion des Français à propos de l'Europe ( téléchargeable ici).
Les dépêches qui faisaient état de ce sondage résumaient l'enquête d'opinion simplement par ces mots : si le référendum avait eu lieu dix ans plus tard, les Français auraient rejeté encore plus fortement le TCE qu'en 2005.
Le "non" l'emporterait une nouvelle fois largement
Sans évoquer l'anachronisme de la question (le TCE est dépassé d'une manière ou d'une autre, dix ans se sont écoulés entre 2005 et 2015), on pouvait raisonnablement conclure comme les dépêches si l'on n'avait lu qu'une seule partie du sondage.
Et encore, les statistiques étant ce qu'elles sont (toujours sans prendre en compte la marge d'erreur qui était ici de 7% pour un échantillon de 887 personnes !), l'information était un peu tronquée. Les dépêches disaient en effet que les Français (comprendre les 887 sondés) rejetteraient aujourd'hui (période du 22 au 27 mai 2015) le TCE à 62%, à comparer avec le résultat réel du référendum du 29 mai 2005 qui était de 54,7%.
En fait, il fallait surtout comprendre que 47% des sondés avaient répondu qu'ils rejetteraient le TCE aujourd'hui. Soit entre 43,5% et 50,5%. J'insiste sur la marge d'erreur. Seulement 88% des 1 008 sondés de l'échantillonnage ont été interrogés par l'IFOP parce qu'il fallait qu'ils fussent nés avant 1987 (droit de vote en 2005). Ceux qui voteraient "oui" étaient 29% (entre 25,5% et 32,5%) et 24% ne sauraient pas quoi voter (à comparer avec les 30,7% d'abstention réelle le 29 mai 2005). L'enquêteur a ensuite remixé les 47% et les 29% dans un décompte à 100% (comme dans les scrutins réels avec des pourcentages rapportés au nombre des suffrages exprimés).
Mise à part ces précisions numériques qui n'altèrent cependant pas la conclusion, il était donc patent que ce sondage apportait un renforcement du "non" au TCE par rapport à il y a dix ans. D'où les conclusions hâtives que les Français seraient de moins en moins europhiles.
Et pourtant, ce raccourci paraît être une véritable queue de poisson de la pensée politique. Car cette interprétation est faiblement corrélée avec d'autres parties du sondage.
En effet, d'autres questions montrent à l'évidence que les "sondés" (restons toujours prudents dans la réalité des sondages) seraient au contraire très en avance sur la classe politique dans la volonté de poursuivre la construction européenne.
J'en donne quelques exemples sans indiquer la marge d'erreur qui est de 6% ici (pour un échantillon de 1 008 personnes). Sur cinq questions essentielles, les sondés, au contraire, réaffirmeraient leur profond attachement à la construction européenne.
L'appartenance de la France à l'Union Européenne
Ce serait "plutôt une bonne chose" pour 62% des sondés, contre 38% "plutôt une mauvaise chose". Ce rapport de force est à peu près le même depuis décembre 2010, à l'exception notable de janvier 2014 où il s'était inversé (48% pour, 52% contre). Là encore, aucune indication n'est donnée sur les "sans opinion", qui, pourtant, feraient grossir l'intervalle d'indétermination.
L'appartenance de la France à la zone euro
71% des sondés refuseraient que la France abandonne l'euro pour revenir au franc (29% y seraient favorables). Cela montre un réel pragmatisme des sondés. Rappelons que le peuple français a approuvé la création de l'euro comme monnaie unique par référendum le 20 septembre 1992.
Néanmoins, et paradoxalement, 62% des sondés souhaiteraient "moins d'intégration européenne et des politiques économiques et budgétaires propres à chaque État" tandis que seulement 38% voudraient "une intégration européenne renforcée avec une politique économique et budgétaire unique". Ce résultat est d'ailleurs un peu contradictoire avec le souhait d'une majorité des sondés de créer un poste de Ministre des Finances de l'Europe (voir la partie suivante).
64% des sondés seraient également favorables au Grexit (exclusion de la Grèce de la zone euro) "dans le cas où la Grèce arrêterait de rembourser sa dette vis-à-vis de ses partenaires européens" (36% s'y opposeraient).
Certaines avancées révolutionnaires dans la construction européenne
Là encore, c'est la grande surprise : les sondés seraient favorables à des avancées majeures que la classe politique européenne n'a jamais réussi à mettre en place depuis plus de soixante ans.
Ainsi, 71% des sondés seraient favorables à la création d'une armée européenne (dont 27% "tout à fait favorables"), mais aussi 60% seraient favorables à l'élection d'un Président de l'Europe au suffrage universel direct (dont 20% "tout à fait favorables"). Rappelons que le candidat François Bayrou avait proposé cette avancée démocratique dès 2007. Enfin, 59% seraient favorables à la création d'un poste de Ministre de l'Économie et des Finances européen, mesure plutôt pragmatique (la crise grecque dure depuis 2010) et qui serait l'équivalent budgétaire du poste de Ministre des Affaires étrangères de l'Europe créé par le Traité de Lisbonne.
Pas si eurosceptiques que cela...
En clair, le TCE, qui était surtout une tentative de simplification juridique en mettant dans un seul texte tous les traités européens existant depuis le Traité de Rome, a été perçu au contraire comme un fourre-tout compliqué, illisible, incompréhensible, et la dénomination même de "constitution" a inquiété plus que rassuré les électeurs alors que ce traité n'avait pas plus de valeur juridique que les précédents (Traité de Rome, de Maastricht, d'Amsterdam, de Nice, etc.). Les " souverainistes" se sont justement engouffrés dans cette maladresse sémantique avec plus ou moins de bonne foi.
En revanche, il est faux de dire que les Français seraient des eurosceptiques. Au contraire, dans certains cas, ils considéreraient plutôt que l'Europe est au milieu du gué et qu'il faudrait rapidement atteindre l'autre rive en y fondant une véritable démocratie européenne. Dans d'autres cas, comme pour l'Espace de Schengen, les sondés seraient plutôt favorables à un recul.
Il serait d'ailleurs temps de poser de véritables questions par référendum. Pas mettre les électeurs européens sur le fait accompli d'un traité durement négocié à vingt-huit pays (ça passe ou ça casse) mais en amont des négociations, en proposant, non pas un texte juridique complet nécessairement compliqué et illisible, mais des grandes lignes directrices (union de l'énergie, politique commune de protection de l'environnement, armée européenne, gouvernance élue au scrutin universel direct, etc.). Là seraient alors débattus les véritables enjeux qui préoccupent notre avenir.
Car ce que dit Jacques Delors est essentiel : l'Europe doit répondre unie aux menaces multiples, et par commencer, à la lutte contre le chômage, à la menace terroriste, aux migrations et à la protection de l'environnement : " Unissons-nous davantage pour promouvoir cette volonté commune, nos intérêts et nos valeurs dans un monde de moins en moins euro-centrique " (13 décembre 2014).
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (21 juillet 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Sondage IFOP du 28 mai 2015 sur l'Europe et les Français (à télécharger).
Le Traité constitutionnel européen.
Victor Hugo l'Européen.
Jacques Delors.
La crise grecque.
Monde multipolaire.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20150721-europe.html
http://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/les-francais-sont-ils-169985
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2015/07/21/32385017.html