C’est tous les ans la même rengaine, et souvent, bien trop souvent, la même déception. Chaque année, la grande messe du Jeu Vidéo crie par monts et par vaux que la révolution perpétuellement fantasmée, le bouleversement du paysage vidéoludique, « c’est ici et maintenant ». Les conf sont rances, la montagne accouche, les souris en rient encore.
Pourtant, ce sont bien trois séismes qui se sont produits coup sur coup lors du show Sony du 15 juin dernier, séismes d’autant plus retentissants que si fuites il y eut, seul le plus inconscient y crut.
La Genèse
Pour bien mesurer l’ampleur de l’événement, il convient cependant et avant tout de rappeler combien le Jeu Vidéo tel qu’on le connaît aujourd’hui trouve ses racines au cœur des années 90′, une, si ce n’est LA, période majeure du média. Une génération biberonnée aux joutes dantesques entre les trois géants d’alors du secteur : Nintendo, Sega, et le néo trouble-fête Sony.
Une décennie bénie ayant vu naître pas moins de quatre générations de machines, des fameuses Super Nintendo et Megadrive à une Dreamcast aussi magique que tragique, autant de révolutions et de ruptures technologiques, autant de claques visuelles et artistiques se substituant aux autres, laissant le joueur sans répit, submergé sous le flow d’œuvres poussant chaque fois davantage le Jeu Vidéo plus haut.
Si le Cinéma et la télévision se sont vus bouleversés par l’avènement de nouvelles nuances de Grey couleurs, le Jeu Vidéo, lui, s’émancipe de l’aplat et du linéaire en ajoutant à sa palette visuelle une perspective, élargissant par là-même les siennes : ce moment décisif où le jeu en deux dimensions s’est fait visuellement profond.
« Putain, j’y étais. »
Vingt ans après la sortie d’un Star Wars ayant profondément bouleversé à lui seul l’industrie du Cinéma, sort en 1997 sur PlayStation première du nom une œuvre tout aussi décisive à l’échelle du jeu : Final Fantasy 7.
Si pour nombre de fans de la première heure, son prédécesseur reste encore à ce jour le meilleur de la série, aucun autre épisode que ce numéro 7 n’aura autant marqué de son empreinte la manière de penser et concevoir un jeu vidéo de grande envergure, porté par l’avènement technologique d’une 3D intégrale de plus en plus aboutie, et dont la narration vit son potentiel décuplé par l’instauration de cinématiques relevant pour l’époque du jamais-vu.
Outre la performance purement technique, Final Fantasy 7 représente également le premier blockbuster videoludique moderne, premier ambassadeur du RPG japonais à l’échelle mondiale, porte-étendard de la nouvelle puissance commerciale de Sony sur un média précédemment dominé par le duopole Nintendo-Sega, amorce de la traversée du désert du premier et de la lente agonie du second, ouvrant par là-même la voie à la suprématie de la PlayStation.
Un choc qui rebattra les cartes, sortant le jeu vidéo de son statut de médium de niche pour définitivement le placer au rang de média de masses : le Jeu Vidéo devient à compter de cette date « Grand Public ».
Les machines s’enchaînent et se déchaînent, les créatifs construisent et déconstruisent, et quand Shigeru Miyamoto et Nintendo sortent Zelda : Ocarina of Time en 1998, Konami et l’illustre inconnu d’alors Hideo Kojima assènent un nouvel uppercut avec Metal Gear Solid en septembre de la même année. Sega hausse le ton et met tout le monde d’accord avec sa Dreamcast et l’indémodable Soul Calibur de Namco en 1999.
Cette fin de 20ème siècle coïncide finalement avec la sortie du jeu le plus ambitieux de la décennie, père fondateur des univers « en monde ouvert », et dont la qualité n’aura d’égale que son incroyable poisse commerciale : Shenmue.
Fruit de l’ambition débordante et dévorante flirtant avec la mégalomanie créative de son géniteur Yū Suzuki, Shenmue rebat les cartes, déconstruit son média pour mieux déployer de nouveaux codes, le faisant entrer dans une nouvelle ère : celle de la maturité.
Les personnages de hiéroglyphes, de bouts de pixels et anguleux laissent dès lors la place à des avatars aux enveloppes fines, aux textures toujours plus réalistes, aux animations toujours plus travaillées. Les expressions faciales des personnages de chair et de vent s’affirment, les mouvements se font complexes, les interactions entre protagonistes s’approfondissent. Le jeu vidéo ne se porte plus en solo.
En 2001, vient l’heure d’Ico.
Onirique, contemplatif, poétique : rarement de tels adjectifs furent employés pour qualifier un jeu vidéo. Tout au plus divertissement sympathique voire sympa-toc, au pire insulte à l’intelligence et à la dangerosité sans équivoque. Mais objet de considérations artistiques ? Nenni.
Et Ueda vedi vici.
Le Cinéma possède Bergère et Ramoneur, le Jeu Vidéo aura dorénavant Ico et Yorda. Une épopée intimiste bouleversante, une main tendue, ambitieuse et audacieuse. Le Roi et l’Oiseau.
À compter de cette date, le jeu ne sera plus simplement une curiosité enfantine, ou vu comme la chasse-gardée d’adulescents éja-mitrailleurs précoces : la légitimité artistique lui tend, cette fois-ci, enfin les bras.
On le voit donc : Final Fantasy 7, Shenmue, Ico, trois étapes essentielles dans la jeune histoire du jeu vidéo, profondément ancrées dans son ADN et l’inconscient collectif des joueurs, aux souvenirs encore vivaces, objets de toutes les passions, de tous les fantasmes.
L’attente
Ainsi, lorsque Sony dévoile lors de l’E3 2009 la toute première séquence du nouveau jeu de Fumito Ueda, le désormais célèbre The Last Guardian, la sphère vidéoludique s’emballe, s’affole. Tout le monde s’extasie devant cette créature mi-chat mi-griffon en totale interaction émotionnelle et émotive avec un jeune garçon rappelant étrangement Ico, évoluant au sein de décors grandioses, et dont émane une nouvelle fois une poésie à nulle autre pareille. On a hâte d’en voir plus, tellement plus.
Et puis, plus rien. Plus aucune nouvelle n’est donnée par Sony, la Team Ico, et encore moins par son créateur. Un silence-radio dont naîtront pléthores de rumeurs toutes plus alarmistes les unes que les autres, du renvoi pur et simple de Fumito Ueda de Sony en passant par l’annulation du jeu : la probabilité de pouvoir mettre un jour les mains sur la suite spirituelle d’Ico et Shadow of the Colossus devint alors aussi forte que celle de voir Dune d’Alejandro Jodorowsky prendre vie sur grand écran, ou que de connaître la suite de l’épopée vengeresse de Ryo Hazuki dans le vainement réclamé Shenmue 3.
Deux arlésiennes auxquelles plus personne ne croyait vraiment, deux rêves de fans devenus d’éternels espoirs déçus.
Si Half-Life 3 tient toujours la corde du jeu le plus ardemment désiré par des hordes de joueurs désespérés, son challenger le plus sérieux reste à n’en pas douter la chimère Final Fantasy 7 : Remake, véritable serpent de mer et objet de culte depuis la sortie du film d’animation Final Fantasy 7 : Advent Children en 2005, métrage en images de synthèse diablement creux, mais beau comme un dieu.
Las, les années passent de nouveau, rien, toujours rien, hormis de nombreux démentis de la part de Square-Enix concernant la faisabilité d’un remake, et un troll mémorable signé Shinji Hashimoto lors du PlayStation Expérience de décembre 2014.
Au même titre que The Last Guardian et Shenmue 3, circulez, il n’y a vraiment rien à voir. Call of Pourris…
Et puis, et puis. Vint donc cette désormais fameuse conférence Sony de l’E3 2015.
Acte 1
Les lumières s’éteignent, le logo Japan Studio apparaît à l’écran, une musique aérienne très « uedesque » déploie ses ailes : cette fois, c’est sûr, The Last Guardian est bel et bien de retour.
Depuis 2009, pas ou peu de choses ont changé : on y voit toujours ce jeune garçon interagissant avec cette créature majestueuse à l’expressivité désarmante, ces décors rappelant la majesté d’Ico et Shadow of The Colossus, cette maitrise du silence et du rythme contemplatif ayant fait la renommée de son géniteur.
Si le jeu semble techniquement accuser quelque peu son âge (quoique), l’important est ailleurs : The Last Guardian existe toujours, et c’est bien là l’essentiel, nous y jouerons un jour. Probablement en 2016, date est prise.
Acte 2
Mais le show continue, Proust se retourne, avale sa madeleine, et n’en croit pas ses yeux : Sony fait dans le « fan service », les surprises tombent.
Après l’annonce d’un World of Final Fantasy titillant la fibre nostalgique des fans de la saga, la pression monte d’un cran. On se dit qu’après l’affront du PlayStation Experience, Square ne peut pas jouer la carte de la nostalgie sans sortir de son chapeau LE Final Fantasy.
Et là, second coup de semonce : au terme d’une cinématique de nouveau dans la droite lignée d’Advent Children, l’officialisation de la mise en chantier du remake de Final Fantasy 7 !
On n’en saura pas beaucoup plus, aucune date de sortie pour le moment, mais qu’importe : la chimère a pris tout le monde à revers, le rêve persiste toujours, et c’est bien là l’essentiel, nous y jouerons un jour.
Acte 3
Le coup de grâce de la conférence vint promptement. Le temps à peine de nous remettre de nos émotions qu’Adam Boyes sortait de son chapeau le dernier atout de Sony, la dernière carte majeure d’une main de maître, faible à court terme mais terriblement prometteuse sur le long : Shenmue 3.
Entendons-nous bien : l’ascenseur émotionnel vécu lors de cette annonce fut à la mesure de l’attente. Voir le titre « Shenmue 3″ transpercer l’écran géant fit l’effet d’une bombe, celui de Kickstarter celui d’une douche froide.
Disons-le d’emblée et attaquons de front la polémique : au regard du prestige de la licence, de son statut de classique et de celui de Yū Suzuki, passer par la case du financement participatif reste et restera un camouflet pour cette œuvre décidément maudite.
Que Sega rechigne à sortir le porte-monnaie et soutenir la suite de celui qu’elle considère publiquement comme responsable de sa chute (chacun ses fusibles…) reste tragiquement compréhensible. Avec un budget de développement dépassant les soixante millions de dollars pour un peu plus d’un million de copies vendues à travers le monde (autant dire une paille pour un jeu de cette envergure), Shenmue reste une catastrophe industrielle à la mesure de sa réussite artistique, poussant la compagnie de Tokyo à arrêter les frais et stopper net le destin de la Dreamcast, la reléguant par le fait-même à jouer les seconds voire les troisièmes rôles au sein d’une industrie s’étant définitivement passée d’elle.
En revanche, voir un Sony, réel fossoyeur de la Dreamcast avec sa PlayStation 2 ayant tout piétiné sur son passage, mettre en avant la suite d’un jeu dont il a lui-même activement participé à l’échec commercial, tout en en appelant aux dons des joueurs pour réellement lancer le projet plutôt que de le financer tout-de-go, relève d’un cynisme qui en fera grincer à juste titre plus d’un.
Reste qu’après quinze longue années d’attente insatiable, Shenmue 3 devient quoi qu’il en soit une réalité, et en somme, une réalité bien plus fondamentale à l’échelle des joueurs. Le projet a d’ores et déjà rempli ses objectifs initiaux sur Kickstarter, et que Sega, Sony, ou autres éditeurs mettent la main à la pâte ou apportent leur pierre financière à l’édifice, après tout qu’importe : les fans de Shenmue connaîtront enfin la suite d’une histoire depuis trop longtemps laissée en jachère, et pour les deux du fond qui regarderont ça d’un air dédaigneux en n’en comprenant guère l’intérêt (on vous aime quand même), imaginez une seule seconde que l’on vous prive ad vitam de la fin de Game of Thrones…
Shenmue 3, d’une manière ou d’une autre, verra le jour, et c’est bien là l’essentiel, nous y jouerons un jour.
Épilogue
En remettant ainsi sur le devant de la scène ces trois jeux, Sony, à défaut de fournir du concret pour la fin d’année 2015, a offert aux joueurs une frange de rêves, en convoquant l’imagerie fondatrice des années 90′, jouant sans retenue la carte de la nostalgie.
Sans nier la portée marketing et commerciale d’un telle manœuvre, il ne faut cependant pas en négliger l’importance d’un point de vue cette fois-ci purement créatif.
Au sein d’une industrie éprouvant les pires difficultés à se renouveler, à grand renforts de suites sans âmes, de franchises annualisées à bout de souffle, et dont les rares saluts créatifs restent l’apanage d’une scène indépendante aux ambitions débordantes mais financièrement limitées, voir Sony continuer le développement de The Last Guardian, quand bien même il s’agit avant tout d’une question d’image, reste une bouffée d’air frais salutaire et un signal extrêmement positif envoyé aux créatifs de tous horizons : le jeu vidéo à gros budgets peut lui aussi encore prendre des risques, peut encore proposer, peut encore explorer. The Last of Us en fut un exemple éclatant, l’autre « The » enfonce le clou définitivement.
Quand les shooters et autres actioners efficaces mais décérébrés, aux scénarii d’une platitude indigente, saturent le paysage vidéoludique de leurs débordements visuels sans autre ambition que d’en mettre plein la vue (Transformers se sent moins seul, c’est déjà ça), Shenmue 3, lui, rappelle à quel point le jeu vidéo peut, à l’égale de la littérature et du cinéma, déployer une ambition narrative sans équivoque, au-delà des carcans dans lesquels on se complaît à l’y enfermer.
Le remake de Final Fantasy 7, enfin, boucle la boucle, et dresse un pont bien trop souvent galvaudé entre les racines du jeu vidéo et les jeux actuels qui leur doivent tout. En remettant au goût du jour un classique, en offrant une relecture technique et ludique d’une référence, Square-Enix délivre le chaînon manquant entre les nouveaux et les anciens : l’occasion de se replonger dans un pan fondamental de l’histoire du média, tout en flattant la rétine d’une base profondément vénale.
Quand intérêts commerciaux se confondent avec ambition artistique, difficile, même aux plus cyniques, de faire la fine bouche.
Trois coups d’éclat de la part de Sony, mais dont les grands gagnants resteront à coup sûr les joueurs, et leurs rêves…
– Pour ne pas nous faire taper sur la tête et nous faire qualifier de « passéistes », voici en guise de conclusion la bande-annonce d’un jeu résolument inédit, et qui synthétise à peu près tout ce qui vient d’être évoqué. À bon entendeur. –