[Critique] LISTEN UP PHILIP

Par Onrembobine @OnRembobinefr

Titre original : Listen Up Philip

Note:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Alex Ross Perry
Distribution : Jason Schwartzman, Jonathan Pryce, Elisabeth Moss, Krysten Ritter, Joséphine de la Baume…
Genre : Comédie/Drame
Date de sortie : 21 janvier 2015

Le Pitch :
Philip Lewis Friedman est sur le point de publier son deuxième roman, et à l’exception du New York Times, la réception est prometteuse. Enhardi par son succès et un sens grandissant d’autosatisfaction, il ne perd pas de temps de continuer son comportement hostile envers tout le monde et à compulsivement détruire tout ce qu’il y a de bien dans sa vie au nom de la grandeur artistique et l’abnégation de soi. Le nouveau livre de Philip trouve un fan chez Ike Zimmerman, un titan de la littérature qui n’a pas sorti un livre depuis des années, et les deux écrivains deviennent rapidement des esprits analogues. Acceptant une invitation de Zimmerman de le rejoindre dans sa demeure isolée pour la saison d’été, Philip décampe pour la campagne et laisse New York derrière lui. Mais son départ laisse aussi sa petite amie Ashley dans la solitude, et leur relation prend une tournure qui pourrait aliéner l’un ou l’autre pour de bon. Et alors que Philip passe de plus en plus de temps chez Zimmerman, l’homme qu’il croît être son mentor pourrait bien lui offrir une vision sinistre de son avenir…

La Critique :
Quel connard.

C’est principalement l’impression qu’on retiendra après avoir passé presque deux heures avec Philip Lewis Friedman. Le bonhomme n’a pas encore 35 ans, et va bientôt publier son second roman. Il habite à New York avec sa belle compagne Ashley, qui en plus d’être photographe de mode, a pris le temps de le soutenir envers et contre tout pendant deux ans. Il a gagné l’admiration de ses pairs et piqué la curiosité de vieux idoles. Les mauvaises critiques dans les journaux ne lui font plus le même effet qu’autrefois, et on dirait bien que ce jeune gaillard maussade va enfin pouvoir réaliser ses rêves d’enfance.

Donc bien sûr, Philip va tout foutre en l’air. Le problème quand on atteint enfin l’objectif de toute une vie, c’est qu’on se réveille le lendemain matin et il y a toujours la vaisselle dans l’évier et on est encore la même personne qu’on était au début. Et en effet, malgré ses tentatives drôlement infructueuses de se vanter de son nouveau succès en prenant rendez-vous avec certaines de ses ex-copines et ses potes abandonnés en cours de route, Philip se rend tristement compte qu’aucun d’entre eux ne retenaient leur souffle pour qu’il revienne un jour leur dire « Dans ta face ! ». Le truc, c’est que pas vraiment grand monde pensait encore à lui, et son succès leur a simplement échappé parce que plus personne n’aime lire, de toute façon.

Tout ceci se passe avant le générique d’ouverture. Listen Up Philip est un film triste et remarquable sur le ressenti que le succès peut malgré tout devenir une forme de défaite. C’est aussi un film très marrant, et on rigole bien, mais de la façon où le rire reste en travers de la gorge. Portrait scabreux de narcissisme enfermé dans un monde en déclin, l’œuvre d’Alex Ross Perry est une implacable descente en spirale qui trouve la mélancolie dans la misanthropie ; un peu comme le cousin littéraire d’Inside Llewyn Davis.

Philip Lewis Friedman passe l’intégralité du long-métrage en mode sociopathe, imposant tous ses maux privés à son entourage et se réfugiant dans une bulle insensible de sa propre névrose, faisant exprès de détruire toutes les belles opportunités qui s’offrent à lui. Le casting de Jason Schwartzman – dans une de ses prestations les plus dyspepsiques – donne parfois l’impression qu’on regarde une suite pessimiste du Rushmore de Wes Anderson, où Max Fisher a mal grandi et il n’y a pas eu de happy end.

Ivre de son succès mais néanmoins préoccupé par un certain mécontentement, Philip sabote tout ce qu’il y a de bon dans sa vie et rejette toute affection sauf une – l’invitation par un has-been du nom de Ike Zimmerman, un héros jadis-grand parmi les auteurs à la sauce Philip Roth, devenu célèbre pour une série d’anciens ouvrages phares (qui ont les meilleurs faux titres de livres depuis La Famille Tenenbaum). Ike vit en isolement dans la campagne, seul et coupé du monde, et se voit momentanément ravivé de sa stupeur acariâtre par l’espoir d’avoir un protégé qui partage ses tendances antisociales.

Jonathan Pryce a été très bon dans beaucoup, beaucoup de films, mais là c’est vraiment autre chose. Ike Zimmerman est un lion despotique, le roi de sa propre jungle qui est en train de disparaître. Il prend Philip sous son aile mais reste incapable de lui donner un compliment qui n’est pas accompagné d’une insulte, quelque part. C’est le genre de mec qui organise une soirée avec un minibar rempli de scotch et prend le soin d’utiliser des bouteilles différentes pour servir chacune de ses boissons, en fonction de l’année qu’il pense est méritée par ses invités.

Ike a aussi une fille qui le déteste. Mélangeant et réarrangeant des pièces composantes de L’Écrivain des ombres (qui, coïncidence, a été écrit par Philip Roth lui-même) Perry emprunte le pitch du bouquin avec un esprit malicieux, avant de partir dans une direction complètement différente. Krysten Ritter de Breaking Bad fait un travail solide dans le rôle de Mélanie, la fille négligée de Zimmerman qui est loin d’être contente lorsqu’elle rencontre le mec qui est plus ou moins un sombre reflet de son père. Les dialogues prolixes de Perry sont parsemés d’insultes poilantes, et certains échanges claquent tellement que cela en devient carrément spectaculaire. Mais la construction roublarde du scénario fait que le film reste bien plus qu’un clone bibliothécaire des films de Woody Allen, par exemple.

Le truc compliqué avec Listen Up Philip, c’est que les perspectives n’arrêtent pas de changer. Délibérément ficelé avec une narration romanesque à la troisième personne (lue en voix-off avec un merveilleux sang-froid par Eric Bogosian), le film fait des sauts à travers le temps et suit des personnages différents pendant de longs passages, comme si on tournait les pages d’un livre pour trouver le bon chapitre.

Donc pile au moment où on commence à s’habituer au one-man-show de Jason Schwartzman et son enfoiré magnifique, le film change de vitesse et suit la souffrance de sa petite amie Ashley pendant vingt et quelques minutes après qu’il soit parti – alors que, le cœur brisé, elle tente patiemment de commencer une nouvelle vie sans Philip, loin de son monde cloîtré et narcissique. Très éloignée de son rôle de Peggy dans Mad Men, Elisabeth Moss est belle à pleurer. En tant qu’artiste, Ashley est privée des dialogues vantards et hyper-littéraires qu’on fournit à tous les autres personnages et on regarde simplement le tourment et les émotions s’exprimer discrètement sur son visage – un tour de force éblouissant pour Moss, peut-être le meilleur de sa carrière.

Le chef-opérateur Sean Price Williams se faufile de fond en comble avec sa caméra à l’épaule, filmant dans le grain glorieux et la faible profondeur de champ du Super 16mm et gardant toujours la caméra très proche des visages, comme pour lire dans les pensées, de façon à ce qu’on ne se sente jamais confortables (et en cas de doute, y’à qu’à retourner faire un autre gros plan sur Elisabeth Moss). Les personnages et les situations sont tellement bien installés que le monteur Robert Greene peut se permettre de couper une scène avant qu’elle ne soit terminée et on a déjà compris la blague. Le niveau de maîtrise formelle ici est malin et débrouillard.

C’est un film acerbe et difficile, mais il y a énormément de choses à aimer dans Listen Up Philip. Il y a la lamentation pour une culture littéraire en voie d’extinction, où des anciens géants sont maintenant des êtres méconnaissables qui boivent trop, parlent trop et jouent avec leurs copines comme si c’était encore les années 70. Il y a la façon dont le film est glorieusement et verbeusement écrit, au lieu de laisser les acteurs inventer des répliques sur place en marmonnant et regardant leurs pieds, comme peut être souvent la tendance dans le cinéma indie. Il y a la façon dont Perry s’intéresse aux femmes dans cette histoire, et toute leur tristesse laissée dans le sillage des clichés de l’écrivain ascétique partant à la poursuite d’un idéal artistique qui est probablement juste une autre forme prétentieuse d’égoïsme. Et il y aussi ce gag de Guns N’ Roses à la fin. On tient ici un grand film.

@ Daniel Rawnsley

Crédits photos : Potemkine Films