Le monde culturel attendait avec intérêt le Projet de loi relatif à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine. Or, le texte, désormais rendu public, se révèle à certains égards plutôt décevant. Il se présente comme un inventaire à la Prévert dont le raton laveur aurait disparu, comme un catalogue proposant des mesures certes utiles, mais aussi disparates que la mise en place d’un label pour les structures dont le projet présente un intérêt pour la création artistique, les questions de rémunération dans les secteurs musicaux et cinématographiques, l’accès à la lecture des personnes handicapées, le statut de l’enseignement supérieur artistique, la protection du patrimoine culturel, le statut des Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) dont les collections reçoivent enfin une base légale, etc.
De la liberté de création elle-même, droit fondamental qu’il convenait de garantir par un texte législatif ferme et précis en ces temps où le néopuritanisme, religieux ou non, tente de faire taire les artistes qui lui déplaisent - au mieux par un harcèlement procédural abusif, au pire, comme en janvier dernier, par le terrorisme -, il n’est pratiquement pas question.
Certes, l’article 1er du projet dispose : « La création artistique est libre. » On ne pouvait trouver formulation plus synthétique mais aussi (volontairement ?) plus floue. En ne précisant pas que cette liberté devait s’entendre « sans condition » du fait de l’exception culturelle née du combat pour l’autonomisation de l’art mené depuis le XIXe siècle, en ne modifiant pas, notamment, certains articles du Code pénal, cette simple affirmation de principe a minima laisse en effet la porte ouverte à toutes les tentatives de censure ou de répression.
Elle n’empêchera jamais une collectivité territoriale de faire pression sur un artiste dont l’œuvre aurait l’heur de déplaire à des groupuscules islamistes ou communautaristes, comme tel fut le cas à Toulouse en octobre 2012 ; elle n’empêchera pas davantage une « association familiale », terme derrière lequel se dissimulent souvent des mouvances catholiques intégristes ou d’extrême droite, d’intenter un procès à un créateur ou à un commissaire d’exposition au prétexte que les œuvres concernées, de nature érotique, tomberaient sous le coup de l’article 227-24 du Code pénal.
L’exemple de ce dernier, également connu sous le nom d’amendement Jolibois, illustre combien l’article 1er du projet de loi n’organise en rien la protection des créateurs. Adopté initialement pour préserver les mineurs contre les minitels roses, l’article 227-24 ne fut, depuis l’origine (1993), quasiment utilisé que contre les œuvres d’art, comme en attestent les nombreux articles publiés dans ces colonnes. Certes, la jurisprudence se montre généralement favorable aux artistes - ce qui ne les laisse pas moins dans une constante insécurité juridique - ; pour autant, la crainte d’une mise en examen, d’un procès, voire d’une condamnation, sans parler des frais de procédure, finit par conduire ceux-ci à l’autocensure, limitant de facto leur liberté d’expression. C’est d’ailleurs ce caractère liberticide de la loi que recherchaient les minorités les plus conservatrices pour lesquelles l’amendement Jolibois (du nom d’un sénateur UMP qui en était fort proche) fut taillé sur mesure.
En avril 2012, à l’occasion des élections présidentielles, j’avais, pour ce blog, interrogé l’ensemble des candidats sur la nécessité d’amender l’article 227-24 en excluant de ses dispositions les œuvres de l’esprit. Peu répondirent, mais, dans un courrier précis et argumenté, François Hollande s’était clairement montré favorable à cet aménagement : « Concernant votre question, mon choix est clair et je l’ai déjà exprimé à plusieurs reprises. Je demanderai au gouvernement de présenter un projet de loi visant à exclure du champ d’application de l’article 227-24 du Code pénal les œuvres de l’esprit. Cette mesure pourrait prendre place dans le cadre de la loi d’orientation du spectacle vivant sur laquelle je me suis engagé. »
Le Projet de loi relatif à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine offrait une parfaite occasion de réaliser cet engagement vieux de trois ans puisque, à titre d’exemple, son article 32 porte déjà modification d’un article du Code pénal (le 322-3-1, réprimant la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien culturel). Cela aurait permis, comme tel est le cas aux Etats-Unis depuis l’arrêt Miller de la Cour suprême (1973) ou en Suisse (article 197-4 du Code pénal) - deux démocraties dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne se distinguent pas par un laxisme excessif - d’exclure de la catégorie « obscène » ou « pornographique », donc susceptible de poursuites, les œuvres présentant une valeur culturelle. Pourquoi, dès lors, Fleur Pellerin n’a-t-elle pas saisi cette opportunité ?
Deux phénomènes, probablement concomitants, peuvent expliquer cet « oubli » : d’une part, l’influence d’une « gauche morale » rétrograde toujours prompte à voir dans l’art érotique une atteinte à la dignité humaine ou à l’image de la femme (l’annulation, à Amiens, en mai 2010, d’une exposition par le Président du Conseil général PS en offre un exemple) ; d’autre part un évident manque de courage des pouvoirs publics face aux protestations des groupuscules communautaristes et très conservateurs. Déjà, en 2010, la Mairie de Paris avait capitulé en rase campagne sur la simple menace d’un procès en interdisant aux mineurs l’exposition de Larry Clark. Plus préoccupant encore, l’actuelle ministre de la Culture, appelée à défendre son projet de loi devant le Parlement, a récemment demandé à la Commission de classification des films, qui avait assorti le long métrage de Gaspar Noé Love présenté au Festival de Cannes d’une interdiction aux moins de 16 ans, de revoir sa copie pour porter celle-ci à 18 ans - requête du pouvoir exécutif rarissime au XXIe siècle car ses effets négatifs sur une œuvre sont considérables ! - cédant ainsi devant les menaces de l’association d’extrême droite « Promouvoir » qui mène une guérilla judiciaire contre les artistes depuis sa création. La Commission, présidée par un Conseiller d’Etat et composée, notamment, de représentants de l’Administration (donc peu susceptible, là non plus, de laxisme), a fort heureusement confirmé sa décision première.
Mais le signe de régression puritaine donné par Fleur Pellerin, pourtant supposée défendre la création artistique, reste lourd de signification. Loin de revêtir la tunique et la couronne des Muses, protectrices des Arts, elle semble préférer arborer les lunettes et les ciseaux d’Anastasie, allégorie de la censure. Le monde de l’art ne pourra probablement en rien compter sur elle pour exclure les œuvres de l’esprit du champ d’application de l’article 227-24. Seul un amendement parlementaire au projet de loi, dans un vrai souci de protection de la création ; le permettrait, à condition d’obtenir une majorité, ce qui est malheureusement loin d’être assuré.
Illustrations : Miss Tic, Censure, pochoir - André Gill, Madame Anastasie, gravure, 1874.