Magazine High tech
Robert Watcher, The Digital Doctor. Hope, Hype, and Harm at the Dawn of Medicine's Computer Age, 320 p., New York, McGraw-Hill, 2015, Bibliogr., Index.
L'auteur est Professeur de médecine à l'University of California à San Francisco, praticien et théoricien, c'est un "observateur engagé" des changements qui se propagent dans l'hôpital américain.
Parmi tous les secteurs socio-économiques que la transformation numérique affecte, la médecine et l'hôpital sont essentiels, touchant malades et médecins. Tout le monde donc, à un moment ou à un autre, est ou sera concerné. Les ordinateurs prennent une place croissante dans l'hôpital : Robert Watcher cite une étude de 2013 indiquant qu'un interne passe 12% son temps de travail à l'hôpital avec les malades, mais 40% avec les ordinateurs. L'ordinateur est partout chez lui à l'hôpital transformant l'outillage et la pratique, assistant - ou remplaçant - le personnel médical à tout moment.
Collecte de données, préparation des données, analyse de données : la médecine est le territoire des données massives (big data), des statistiques et de l'Internet des choses, capteurs en tout genre, montres et bracelets connectés accroissant bientôt la fiabilité des données provenant en continu du patient.
Collecter, organiser, analyser... A titre d'illustration historique, convaincante, l'ouvrage présente une étude de cas minutieuse du stockage et du classement informatisés des données de radiologie (PACS) et de ses conséquences sur le métier quotidien des médecins et l'économie de la radiologie (outsourcing des lectures et analyses des radio, télé-radiologie, traitement automatique de l'image avec l'intelligence artificielle et le deep learning, absence de contact et d'échanges avec le radiologue, etc.).
Le secteur de la santé organise une difficile transition numérique que l'auteur décrit, métier par métier : médecin, pharmacien, infirmier, et bien sûr, le "patient" (real patient), défini encore comme celui qui "subit" un acte médical. Sans doute faut-il revoir cette terminologie avec la numérisation des relations : "connected patient", "iPatient". La passivité n'est plus, ne devrait plus être l'attribut caractéristique de celui qui consulte un médecin et ainsi se soigne, prend soin de lui-même. Le patient de la médecine numérisée jouera un rôle plus important, sera mieux écouté et entendu, pour se soucier de lui-même (epimeleia heautou, dit la philosophie grecque que reprend Michel Foucault). Self reliance ? Le malade doit-il n'être qu'un assisté ?
Décrivant les professions médicales et leur relation à la numérisation de l'information, l'auteur effectue, nolens volens, une critique en règle de l'institution médicale : l'analyse du passage au numérique (health IT) s'avère un analyseur rigoureux, un révélateur sans pitié des dysfonctionnements du secteur.
Notons, parmi les prévisions de l'auteur, l'augmentation de la taille des hôpitaux, la géographie comptant de moins en moins dans l'économie des soins : soins sur place, au domicile, relations numériques via smartphones et tablettes, lits équipés de capteurs, vidéoconférences (télémédecine, téléconsultation), dossier de santé électronique (entrées automatiques de données, notes orales transcrites, commandes vocales), aides numériques à la décision (big data analytics, algorithmes). On perçoit l'importance de l'équivalent d'une sorte de "case manager", chargé de l'optimisation des soins.
Peut-on tranférer son analyse au secteur éducatif ?
Robert Watcher compare fréquemment la gestion de la santé et de la sécurité médicale à celle de l'aviation commerciale, aux décisions et à la communication dans le cockpit d'un Boeing, soulignant au passage la transversalité, voire l'universalité des problèmes rencontrés par l'économie de la santé. Le risque de deskilling, par exemple, est évoqué, érosion de compétence dûe au manque de pratique régulière : le cas des pilotes d'avion qui ne savent plus piloter sans informatique n'est sans doute pas différent de celui des médecins. L'informatisation peut provoque un désapprentissage.
Le passage au numérique met en question des pans entiers de l'économie de la santé, et particulièrement les modalités de rémunération des médecins et des hôpitaux (l'effet des assurances). Sujet sensible ! et crucial. Comment seront mesurés les indicateurs de qualité des soins ? Encore une fois, les problèmes posés par l'économie numérique de la santé recoupent ceux de l'éducation : comment évaluer le travail d'un enseignant, selon quels critères le rémunérer ? Quid de la "pression statistique" sous l'effet du benchmarking ?
A de nombreuses reprises, l'auteur évoque la question des notes prises par le médecin (computerized notes) et qui enrichissent le dossier médical du patient. Il y consacre la première partie du livre : normal, la "note" est au cœur des données et au cœur de la communication interne entre les acteurs de santé (un malade âgé voit 7 médecins différents chaque année : 2 généralistes, 5 spécialistes, rappelle l'auteur). Le dossier médical (medical / health record), ensemble de data, doit être la propriété du patient, qui peut donner accès à ces data : "All patient data will reside in the medical cloud". On entrevoit l'importance à venir de l'analyse automatique des textes (text mining).
L'auteur vante les mérites d'une économie libérale de la santé libérée des dictats bureaucratiques, où l'Etat se limite à définir les règles essentielles assurant l'interopérabilité (standards) et la sécurité.
Le livre est centré sur l'organisation et de l'économie de la santé aux Etats-Unis ; en quoi ses diagnostics seraient-ils différents pour l'Europe et pour la France, compte tenu des différences de protection sociale, d'organisation des études et des mécanismes de décision politique (fédéraux, etc.), des différences de culture administrative.
Si ce livre concerne d'abord la santé, la plupart des problèmes évoqués se posent de manière semblable dans d'autres secteurs (éducation, transport, police, etc.). Ceci ne contribue pas pour peu à la valeur et à l'utilité de l'ouvrage qui, par ailleurs, est toujours clair et agréable à lire.