L’embarquement

Par Montaigne0860

Il avait du mal à se souvenir du début. La rencontre n'avait jamais eu lieu. Elle avait toujours habité à deux pas, dans la rue aux hêtres, dans la même brume d'hiver et plus souvent encore sous les éclats communs de l'août écrasant, avec la rivière en contrebas où ils se retrouvaient par hasard, se douchant mutuellement au plein de leurs visages d'enfants. Ils toussaient, ils crachaient, un vrai bonheur. Il se souvenait que plus tard, allongés dans l'herbe, la boue des rives sur leurs gambettes, elle prenait son épaule pour oreiller et s'endormait vite en produisant des bulles au coin des lèvres. Il se permettait en tremblant de les lui essuyer du bout de son mouchoir douteux, puis laissait errer le regard dans le courant farouche.

Plus tard encore, au temps des bals de village, il avait pris l'habitude de lui serrer l'épaule d'une main et de lui caresser les reins de l'autre main. Grâce aux boléros et autres pasodobles il avait appris à connaître son corps et il songeait souvent qu'il en avait une image plus précise qu'elle-même. " C'est fort probable ", murmurait-il à la fin de ses après-midis passés à lire des romans.

Pour les mains il n'aurait su dire. Il leur arrivait de se rattraper mutuellement du bout des doigts lorsqu'ils dévalaient l'à pic de la rivière, mais enfin rien qui fût un signe de connivence réelle et ce brusque chuchotis des phalanges n'était pas un aveu.

Au fil des années - quoi d'étonnant- il rêvait de l'embrasser. Il en rêvait la nuit, le jour, se reprochant sa maladresse, puis après des heures de rêveries plaintives mettait sa balourdise sur le compte de leur long côtoiement. Les camarades de jeu, pareillement éblouis par sa beauté, cheveux de cendre, pupilles dorées, ne risquaient aucune œillade dans sa direction, et il savait ainsi qu'elle était à lui, qu'il était à elle, d'autant qu'elle lui parlait avec l'évidence de l'intime, sans cesse, évoquant les disputes de ses parents, ironisant sur la validité de l'amour puis bifurquant avec aisance sur la recette des crêpes au jambon si bien qu'il ne savait pas à quoi s'en tenir. Elle parlait sans arrêt comme si elle avait eu peur du silence, de cette immobilité soudaine de leurs deux corps face à face, côte à côte, dans les journées sombres de novembre où ils se retrouvaient coincés dans la paille des granges sous les pluies interminables qui crépitaient sur les tôles, tout le jour ; et tout le jour elle parlait. Le soir il serrait la couverture contre ses lèvres, il entendait encore le cristal de sa voix, souriant, et s'endormait au creux de sa langue inépuisable, de ce qu'elle appelait avec un gourmand plaisir ironique - car elle lisait beaucoup - sa logorrhée ; son sourire augmentait encore l'envie de l'embrasser à pleine bouche. Il pensait souvent dans sa rage : " L'embrasser pour la faire taire... la faire taire serait donner sa chance au baiser... soit on embrasse, soit on parle... la parole sort de la bouche ou la langue y pénètre... vers l'extérieur la parole est distance, vers l'intérieur la langue est notre chance... donne-moi ta bouche, tends la, nous avons tant à nous dire ", et riant de tant d'inconséquence il plongeait vers les rêves où il ne cessait plus de l'embrasser. Plus elle parlait, plus il se taisait et au cours des ans il était devenu le mutique, le farouche, l'exclu des disputes et des liesses collectives. Poisson pris à l'hameçon, il en avait mal à la bouche, passait la langue sur ses lèvres, rongeait ses ongles, évitait les gâteaux sucrés qui le rendaient fou de désir, buvait le café amer du matin avec une délectation morose, mangeait peu, buvait l'eau du broc avec lenteur, laissant les gorgées lui rouler au palais, lentement, l'amour et l'eau, le baiser et la salive naturelle du monde c'était alors tout un, la même chose, la même douleur, le même bonheur, la même présence de l'autre à l'intérieur de soi, l'intérieur, toujours l'intérieur ; allait-on en sortir, pensait-il de temps en temps lorsque le gel d'hiver vitrifiait leurs rencontres quotidiennes sur le chemin du lycée. La vapeur de sa bouche profuse produisait plus de brume que l'aube de janvier, songeait-il.

Lui, le musicien féru de classique, lui qui se taisait pour écouter les fugues et les quintettes, était au fond le compagnon idéal. Ses dispositions naturelles l'avaient préparé à ce qu'il devienne son auditeur privilégié, songeait-il en toute logique, n'osant séparer sa passion pour la musique de sa passion pour elle.

Il ne pensa jamais que ce qu'elle disait était pur bavardage. Au contraire. Il reconnaissait qu'elle était d'une grande finesse lorsqu'elle se lançait dans des analyses sur les conflits de ses parents - allant jusqu'à imiter leurs voix, leurs cris, le bruit assourdi de leurs corps - ou les errements de leurs amis de classe. Elle était brillante lorsqu'elle démontait la mécanique de pensée des filles de son âge, toutes rivées sur la mode et ses plaisirs éphémères. Et puis il adorait sa vitalité lorsqu'elle criait, toujours à propos des goûts et des couleurs des filles qui les entouraient: " C'est benêt, tu comprends, c'est benêt ! " et il riait de tout son cœur, attentif à en entendre encore davantage pour sourire, pour rire encore, pour être avec son pas, avec sa voix, avec elle, à son rythme, avec elle, toute la vie, avec elle, le bon rêve, le beau rêve. Elle poursuivait : " On ne se maquille pas, tu comprends, on ne se maquille pas lorsqu'on n'a rien qui cloche aux yeux, sur la bouche etc. Plus tard elles verront au miroir, mais là, avec cette peau lisse, c'est benêt, tu ne trouves pas ? Moi, je trouve." Elle était inépuisable sur le sujet ... sur tous les sujets.

Grand lecteur comme elle, il avait compris bien des choses : il pensait qu'elle était sans doute jalouse, peu sûre d'elle, mais au fond il n'en savait rien. C'était peut-être le contraire, et lui qui analysait sans peine les caprices de Marianne ou les désirs d'Emma n'avait pas d'opinion sur la jeune fille qui lui tenait lieu de compagne depuis toujours. Il avait lu des histoires terrifiantes de camarades d'enfance, fille et garçon qui finissaient par se séparer au temps des amours ; il les éprouvait comme un scandale, se jurait qu'il n'était pas concerné, mais c'était son grand frisson. La mort, ou à peu près.

Le village allait dans le sens de ses rêves. On avait fini par les nommer Roméo et Juliette, histoire de les exclure. Partout où ils allaient, on les évitait : nous sommes une île, nous sommes en exil, lui confiait-il, mais elle semblait s'en soucier comme d'une guigne, souriant de ses lèvres cerise, du fond de ses yeux dorés, et il l'aimait alors tellement qu'il lui passait la main sur les épaules pour s'assurer qu'elle était vivante à ses côtés. Pourquoi n'en profitait-il pas pour l'embrasser ? Elle parlait de la lumière de mai, de l'espérance qu'elle cultivait de voir bientôt paraître le noir au cœur des feuillages accomplis de juillet : " Noir plus noir que la nuit ", répétait-elle de sa voix de cristal. Puis c'était la découpe des toits sur le bleu du ciel neuf qu'elle trouvait subtile et dont elle esquissait du bout des doigts l'oblique d'un geste vif, admirablement juste. Il comprenait.

Il s'en voulait de la comprendre trop bien ; un jeune homme normal - une brute donc - l'aurait déjà embrassée. Lorsqu'ils préparèrent le bac, ils ne se quittèrent plus. Ils dormaient chez elle - sa mère était partie, lasse d'un mari trop routinier - mais ils faisaient chambre à part. Son père, resté seul, l'aimait bien, parlait peu et la maison était emplie de la voix de la belle qui chantait, parlait et se moquait bien des épreuves du bac ; ce fut en effet une formalité... cependant compliquée à sa manière : les candidats étant répartis par ordre alphabétique, le temps des épreuves mérita bien son nom car ce fut la première fois qu'ils durent se séparer aussi longtemps. Ils trouvèrent vulgaire d'aller à l'affichage des résultats et attendirent le bulletin de réussite qu'ils allaient recevoir par la poste. Ils étaient sûrs de leur affaire.

Avoir la mention très bien le fit sombrer dans une mélancolie légère qui se transforma vite en dépression : il ne voulait plus la voir. Malgré le total désintérêt de ses parents pour sa destinée, il rentra chez lui. Dès le lendemain de son retour, il reçut un mot dont elle avait le secret. Petite prose insignifiante, et par là mystérieuse, qui lui demandait de venir le soir même au bord de la rivière. Elle savait qu'il viendrait ; il savait qu'elle savait et décida de s'y rendre. Dix-sept ans, répétait-il en exagérant un peu, dix-sept ans...tout ce temps où nous fûmes ensemble. Il tourna dans le village en attendant le soir. L'air était ahurissant : l'épaisseur caniculaire emplissait ses poumons d'un coton régressif, il délirait presque et mettant soudain un peu de raison dans sa passion, il décida de s'asseoir à l'ombre du saule sur la place. La fontaine véhiculait son chant gracile, minuscule et têtu. Il eût fallu être sourd pour ne pas céder à sa vitalité et il s'avança vers elle mains tendues, comme on fait l'aumône.

Le filet d'eau l'éclaboussa et il plongea la tête dans le creux de ses paumes. Frisson. L'angoisse s'effaça lentement. Il refit l'opération plusieurs fois puis il s'installa sur le rebord de pierre et durant des heures, le dos tourné à la fontaine, il revécut les années de fusion avec elle : elle était là, son visage équilibré venait splendide miroiter dans sa tête apaisée ; ses cheveux cendrés semblaient passer et repasser devant lui. Il dut s'assoupir et dans un rêve de détente de tout son corps il bascula brutalement vers l'arrière. Il poussa un cri. Trempé des pieds à la tête, électrisé, il se redressa en une suite de gestes acrobatiques, comme si une force venue de l'intérieur de la fontaine le projetait à l'extérieur. Il vécut un vrai réveil.

Il se tint debout face au jeu malicieux de l'eau coulant irrésistiblement, puissance de la chute dont il apprécia l'évidence ; il suffisait de le vouloir toujours, de ne jamais se détourner de sa force vive.

Il pensa qu'il avait laissé quelques vêtements chez elle et s'en fut d'un pas décidé vers la maison du père. Une tondeuse grave faisait vibrer les murs. Il hésita un moment devant le perron, caressant les groupes de roses qui recouvraient l'entrée. Une avalanche de pétales couvrait les marches bétonnées. Enfin la tondeuse surgit au détour de la maison ; elle stoppa mais le ralenti faisait son bruit d'enfer. Le père assis sur la machine lui cria : " Là-bas, là-bas, elle t'attend ! " Il désignait la rivière. Pour l'encourager il lui posa la main sur l'épaule et, constatant qu'il était dégoulinant, il coupa le moteur et descendit rapidement. " Mais tu es trempé comme une soupe ! dit-il en remontant la ceinture de son pantalon. Viens ! Suis-moi ! " Il le poussa devant lui jusque dans l'entrée. Il retrouva son odeur de jasmin qu'il aimait tant; elle flottait partout dans le couloir orné de reproductions de maîtres anciens. Le père lui fit signe d'attendre sur le paillasson et avant de s'éloigner maugréa : " Vous êtes fou, vous voulez attraper la mort... " Il répéta plusieurs fois " la mort, la mort " en s'éloignant, revint avec une serviette éponge et le jeune homme se déshabilla entièrement tandis que l'autre allait et venait pour lui apporter des vêtements : le pantalon un peu grand était au père, la chemise bleu roi était la sienne. " Emportez mes tennis, vous avez la même pointure que moi ! Laissez vos fringues mouillées sur le paillasson, je m'en occupe... mais dépêchez-vous elle vous attend, elle a sa mine des grands jours, vous seul pouvez la sortir là. Allez, allez !" Il le poussa dans le dos.

Il avança sous la charmille qu'il avait arpentée avec elle si souvent. Le soleil déclinant, il eut l'impression que la nuit marchait à son pas. Son corps était neuf et la joie fut complète lorsqu'il l'aperçut au bas de pente abrupte : droite dans sa robe brune, elle lui fit de petits appels du bout des doigts en levant à peine les avant-bras. Il répondit par un sourire charmé, presque étonné. Dans l'alignement de son corps, il vit une barque qui - il l'entendait maintenant très nettement - faisait clapoter les échos des tourbillons de la rivière contre ses flancs. Il laissa ses pas dévaler la pente ; il était tout proche d'elle, lui prit résolument les mains. Elle fit non de la tête, se tourna et l'invita à monter dans l'esquif agité d'un geste théâtral. Elle ne parla pas. Elle prit les rames et après avoir lancé la barque dans le courant, elle cessa tout à coup ses mouvements de bras, laissant flotter les rames sur les tolets et se leva brusquement au risque de faire chavirer l'ensemble. Il se leva également, bras à l'horizontale, face au couchant et comme on marche sur un fil, fit les deux pas nécessaires à la rencontre de leurs corps. Elle ne dit pas un mot : ils s'embrassèrent debout, dans le courant, et la barque vacillante dériva longtemps.