Antonella Anedda (romaine d’origine sarde, 1955), enseignante, écrivaine, traductrice et critique, lauréate de plusieurs prix littéraires – parmi lesquels le Viareggio-Rèpaci en 2012 pour son recueil Salva con nome (Mondadori 2012) –, a été traduite en français par J.-Ch. Vegliante (Poésie 90, uneautrepoesieitalienne), J.-B. Para (Europe), Angèle Paoli et d’autres tels que R. Farina. Sa poésie est présente dans l’Anthologie de “Siècle 21”, 2014. Elle s’était fait connaître dès 1992 avec Residenze invernali (Crocetti), puis Notti di pace occidentale (id. 1999, traduit par J.-B. Para chez L’Escampette en 2008), Dal balcone del corpo (Mondadori 2007), etc. Sa voix, reconnaissable entre toutes autant en italien qu’en sarde, est attentive aux petites choses de la vie, fragiles et désarmées, particulièrement lorsqu’elles suscitent en chaque humain un sentiment de compassion et de révolte. Elle a procuré un choix de textes de Jaccottet en italien, Appunti per una semina, Rome 1994 et d’autres traductions du français. On lui doit aussi des essais et des nouvelles, dont La luce delle cose (Feltrinelli, 2000).
A. Anedda enseigne actuellement à Lugano (Suisse italienne). Les poèmes proposés ici proviennent de Salva con nome (que l’on pourrait essayer de rendre par “Enregistrer sous ce nom”) ; nous leur avons ajouté un inédit d’une totale actualité, pour lequel nous remercions l’auteure.
Jean-Charles Vegliante
voir aussi ici
bio-bibliographie, extrait 1
Antonella Anedda, Salva con nome, Milan, Mondadori, 2012
Aria
I.
Met en rang ses souvenirs
ils crient qu’ils n’ont jamais existé.
Met en rang les noms
ils battent ensemble comme des cuillers de bois.
Met en rang les visages et eux par bandes se délitent
mélangeant les ongles et les sons.
Parle avec l’air.
« Tu ne blesses pas » dit-elle,
mais l’air brûle et fauche – à ras – le passé.
II.
L'esprit balance, l'œil n'a de repos.
L'esprit se balance. L'œil n'a aucun repos.
Il imagine des prisons dans la brise.
Il invente des barreaux dans l'air.
Il est maître de la douleur.
Il sait maîtriser sa douleur.
L'amincit de la bouche à la tempe
L’amoindrit de sa bouche à sa tempe
il multiplie les buissons
multiplie ce buisson
brandissant les rameaux il fouette les os
dilate le feu dans ses reins.
Il répand un feu dans le dos.
Le bac vire de bord. Juste la vague
après la coupure referme le sillage.
Note : les vers en italiques sont en langue sarde (logudorese) dans l’original.
Espace de la peur estivale
Serrée dans la nuit de juillet
elle trouve un coin, un stylo
une enveloppe utilisée et essaie
essaie d’écrire une pensée.
La maison est l’architecte de sa panique
chaque pierre compose un alphabet de ruine.
Sur les parois comme d’un cartouche
glissent des phrases déjà complètes :
« La vie est pleine jusqu’au bord ».
Et « Tu pensais vraiment que ça arriverait ? ».
Immobile elle imagine de faire l’impossible
ce pour quoi elle n’est jamais née.
De la porte mal close un vent austral
semble apporter une promesse.
Alors elle recule
avale ce qu’elle explore
ignore pour rester comme elle était.
À présent, 21 h.
Il fait presque noir mais elle écrit. Elle croit être en paix
alors que le monde tremble.
Les flammes enveloppent latrines, toits de tôle,
les lauriers-roses brûlent sable dans le ciel
et plus à l’est d’autres bûchers, terreur, gens regroupés.
En fuite ? Elle ne sait pas. Tend la gorge,
voit seulement en partie, s’endort.
Elle rêve que le violet n’est pas feu mais couchant
mêlé aux lumières qu’on allume dans les cuisines,
que l’effroi est un nom comme un autre
et l’histoire un écho qui répète : « Dors pour supporter,
pense que le vent est le même qu’hier,
un flot contre les draps ».
(de : Coudre)
Couds une taie pour chaque souvenir, mets-les au lit,
donne-leur le sommeil d’un drap de lin.
Le lierre rend la nuit verte.
Une pomme tombe dans l’herbe mais tu faufiles et couds.
Il faut aiguilles et ciseaux. Il faut de la précision.
(Voix superposées)
Comment penser l’horreur dans cette cour
dans cette ville européenne.
Pourquoi voir l’image d’un crime ?
C’est le matin, la soupe sur le feu
la lessive à étendre, les draps à plier.
Je parle toute seule. Je parle tout seul.
Je dis tu à moi-même. Je me tutoie tout seul :
éclipse-toi lentement, feins d’être morte – mort comme les
chenilles.
Ou bien essaie de virer
sans bouger les lèvres inverse la route du mal.
Essaie d’ici, du rectangle que tu parcours en cette vie
essaie de dire le souffle des choses.
Un inédit :
Pieno il mare di esuli; gli scogli coperti di sangue
Tacito Historiae
Oggi penso ai due dei tanti morti affogati
a pochi metri da queste coste soleggiate
trovati sotto lo scafo, stretti, abbracciati.
Mi chiedo se sulle ossa crescerà il corallo
e cosa ne sarà del sangue dentro il sale,
allora studio – cerco tra i vecchi libri
di medicina legale di mio padre
un manuale dove le vittime
sono fotografate insieme ai criminali
alla rinfusa: suicidi, assassini, organi genitali.
Niente paesaggi solo il cielo d'acciaio delle foto, raramente una sedia
un torso coperto da un lenzuolo, i piedi sopra una branda nudi.
Leggo. Scopro che il termine esatto è livor mortis.
Il sangue si raccoglie in basso e si raggruma
prima rosso poi livido infine si fa polvere
e può, sì' sciogliersi nel sale.
Pleine la mer d’exilés, les rochers couverts de sang
Tacite, Historiae
Aujourd’hui je pense aux deux, parmi d’autres, noyés
à quelques mètres de ces côtes ensoleillées
retrouvés sous le bateau, étroitement embrassés.
Je me demande si sur leurs os poussera le corail
et ce qu’il adviendra du sang dedans le sel,
alors j’étudie – je cherche parmi les vieux livres
de médecine légale de mon père
un manuel où les victimes
sont photographiées avec les criminels
pêle-mêle : suicidés, assassins, organes génitaux.
Pas de paysages sous le ciel d’acier des photos, rarement une
chaise
un torse recouvert d’un drap, les pieds sur un brancard nus.
Je lis. Découvre que le terme exact est livor mortis.
Le sang se rassemble en bas et se coagule
d’abord rouge puis livide enfin devient poussière
et peut, oui, se dissoudre dans le sel.
(trad. J.-Ch. V.)