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(note de lecture) Pierre Le Pillouër, "ça et pas ça", par Bruno Fern

Par Florence Trocmé

LepillouerLes courbes d’un encéphalogramme reproduits sur la couverture paraissent indiquer d’emblée qu’on aura affaire ici à des enregistrements. Quant au texte qui figure en 4ème de couverture, il précise que ce livre est en effet constitué par « le recueil des visions et des auditions issues de l’état de semi-conscience qui se dissipe vite dans le sommeil ou dans le retour à la norme » tandis que la phrase de Saint Augustin en exergue évoque le fait de savoir s’écouter, en particulier « dans cette partie secrète de nous-mêmes où ne pénètre aucun regard humain, auditeurs dans le cœur ». 
 
Ces relevés se traduisent sous la forme d’une suite de blocs d’une prose forcément coupée (puisque ce « recueil » ne peut être que lacunaire, ce qui implique une syntaxe qui ne cherche pas à cacher ses failles), presque tous compris en une page où, la plupart du temps, alternent le rapport des visions et celui, en italique, des brèves paroles systématiquement introduites par « LA VOIX DIT ». Entre ces mots supposément transcrits (et dont l’éventuelle absence est elle aussi soulignée : « LA VOIX SE TAIT » ou « SILENCE ») et ceux désignant des figures, certaines étant récurrentes : objets du quotidien, animaux, êtres humains qui apparaissent le plus souvent masqués et / ou fragmentés – partie(s) d’un corps qui frise le démembrement – et comme extraits d’une scène avec leurs costumes divers (clown, ecclésiastiques, militaires dont un enfant soldat, « poupée de chiffon », etc.), s’établissent des relations qui vont de la disjonction manifeste à son contraire, donnant alors l’impression d’échos où l’humour affleure parfois : 
 
Des sommets bleutés qu’on dirait en carton pâte 
certains semblent pourtant plus vrais que des vrais 
ET LA VOIX DIT 
…ici le monde parfait… 
 
LA VOIX DIT 
…meuh NON ! (1) 
 
Cet entre-deux qui renvoie au titre du livre est loin d’être le seul car d’autres pôles coexistent : par exemple, outre un mélange à doses variables entre le tout-venant qui appartient à l’état de veille et ce qui relève de l’inconscient (zone de transition qui, si l’on en croit Julien Gracq, est justement celle où l’écriture a lieu, « du moi confus et aphasique au moi informé par l’intermédiaire des mots » (2)), l’incertitude entre attirance et répulsion est fréquente et il y a incontestablement du voyeurisme là-dedans : « Jolie eurasienne coiffée d’un chapeau d’homme / son oeil s’approche d’un viseur / ET LA VOIX DIT / Il faut être jeune pour regarder ». Il en est ainsi de ce « légume couché ou moitié de cadavre / de la taille jusqu’aux chevilles / nu » ou de ces « monstrueuses mâchoires de glace / stalactites et stalagmites cernées de chair rose / et prêtes à broyer »  – et il n’est pas nécessaire de faire un dessin, n’est-ce pas, contrairement à tous ceux que Judith Prigent a tracés pour le tirage de tête, formes aussi familières qu’étranges, ne serait-ce que par leur disposition en carrés de 3 x 3, ce qui permet d’effectuer différents parcours entre elles. 
 
Cela dit, ces objets clairs-obscurs d’un désir polymorphe ne semblent pas avoir été remontés à la surface de la page sans être passés dans des filets qui les agencent en tableaux, ce dont témoigneraient, entre autres choses, l’importance accordée aux couleurs et les nombreuses références picturales : « Chapeau melon gris Magritte / au-dessus d’un feu ardent » ; «Personnage en canotier et chemise à carreaux bleus / bougé réel d’un tableau inexistant de Renoir » ; « LA VOIX DIT / Sans qu’quelqu’un pense Picasso… ». Ce travail qui n’est probablement pas que celui de l’inconscient se retrouve aussi dans la découpe de la prose, les néologismes (« asservisage » ; « vodmiration ») et les décalages paronymiques (« elle rampe verte à terre » ; « en coups d’vin / des bâtons dans la rue »). Il ne s’agit donc pas d’une écriture qui se prétendrait automatique mais plutôt d’une indécision minutieusement calculée, l’auteur n’ignorant pas pour autant qu’elle ne peut que conserver sa part infracassable d’opacité : 
 
(la coexistence des deux éléments est difficile à énoncer 
encore plus à représenter 
parce qu’ils sont et ne sont pas dans le même plan 
ils constituent un autre espace que celui qui nous est familier) 

ET LA VOIX DIT 
On fait face 
en général 
     
(Bruno Fern) 
 
Pierre Le Pillouër, Ça et pas ça, éditions Le Bleu du Ciel, avril 2015, 124 pages, 15  €  
 
1. Texte issu d’une somnolence après contemplation prolongée d’une plaque de chocolat Milka ?  
2.in En lisant en écrivant : "La littérature va du moi confus et aphasique au moi informé par l'intermédiaire des mots, rien de plus : le public n'est admis à cet acte d'autosatisfaction qu'au titre de voyeur, et généralement contre espèces - et c'est, je le concède, dans cette affaire, le côté peu ragoûtant." 
 


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