Cela faisait longtemps que j’avais envie de relire cette excellente bande dessinée d’Howard Cruse, parue en 1996 (Eisner Award du meilleur album) aux États-Unis et traduite courant 2001 (Prix de la critique en à Angoulême en 2002).
Un extrait de Wendel, d'Howard Cruse
Pour Un monde de différence (dont le titre anglais Stuck Rubber Baby est difficilement traduisible), il adapte son style, l’hybridant avec une pointe de réalisme et un gros travail sur les textures. Les cadrages sont souvent serrés et les textes très présents. Cela confère une forte densité à ses planches, riches de détails et d’informations.Ginger représente ce qu’il considère comme sa seule chance d’être normal. De ne pas être une pédale.
A force de se battre contre lui-même, il a du mal à voir ce qui se joue autour de lui.Cette bande dessinée nous rappelle qu’il y a 50 ans aux USA, on lynchait encore les noirs et on cassait du pédé en toute impunité. Howard Cruse évite pourtant l’écueil du récit revendicatif, préférant une peinture sensible dans laquelle les doutes d’un homme se heurte à la réalité de son époque. Si quelques personnages, à commencer par Chopper, représentant de l’autorité raciste et homophobe, hantent ces pages, ils n’apparaissent que rarement. Ils interviennent à la radio ou la télévision, on en parle, avec crainte ou moquerie, mais ils évoquent plus un climat général. Pointer du doigt l’un ou l’autre personnage reviendrait à faire de la violence et de l’homophobie une affaire d’individus, alors qu’il s’agissait d’un état d’esprit sociétale.Ce trait est surtout incarné par Orley, le beau-frère de Toland. Il représente le “bon” américain moyen, républicain inquiet de l’évolution de la société et obnubilé par le croquemitaine communiste.
En adoptant le point de vue de Toland, qui subit cette période tout en se lamentant sur ses propres problèmes, Cruse évite le pathos ou le militantisme primaire. Un monde de différence est un livre militant, entendons-nous bien. Mais le militantisme de Cruse passe par une prise de conscience progressive, sans cris, sans colère… il y a quelque chose de presque apaisé, comme s’il y avait un part d’exorcisme. Raconter l’ignominie de l’époque, sans oublier que les problèmes subsistent, mais sans se poser en accusateur. Howard Cruse préfère mettre en scène une galerie de personnages chaleureux, par opposition à la société blanche bien-pensante qui ne comprend pas que les noirs veuillent changer les choses alors que la situation lui convient complètement.
Il est rapidement fait allusion à Chopper à la fin de l’album, qui, devenu vieux, ne regrette rien de ce qu’il a fait pendant toutes sas années. Cela m’a rappel la dernière scène de L’Aveu, de Costa Gavras? Lorsqu’Yves Montand se retrouve face à son bourreau, des années après son calvaire. Ce bourreau, qui l’a maltraité des semaines durant, l’interpelle comme un vieux camarade, lui demandant “Mais qu’est-ce qui nous est arrivé, monsieur? Vous y comprenez quelque chose” avant de l’inviter à boire une bière, comme si de rien n’était.En prenant ce recul, en faisant raconter cette histoire par le Toland d’aujourd’hui, sans rancoeur, ni colère, Howard Cruse semble nous dire qu’il faut vivre avant tout, que le nous récoltons les fruits des combats d’hier