Daniele Gatti, Sofi Jeannin, Peter Mattei, Annette Dasch le 3 juillet 2015 Auditorium de Radio France.
Après son exécution à la Basilique de Saint Denis, à laquelle je n’ai pu malheureusement assister, ce programme a été repris à l’auditorium de Radio France. Doit-on le regretter ? Sans interpeller l’acoustique, il me semble que le Requiem allemand de Brahms est une œuvre qui n’appelle pas forcément les spectaculaires déploiements des nefs gothiques, mais au contraire des salles plus hiératiques des temples protestants ou d’églises luthériennes moins chargées et plus propices à l’intériorité. L’œuvre n’est pas liturgique, et son nom « requiem » est presque abusif. C’est plus une méditation humaine sur l’éternité et sur la brièveté du passage sur terre appuyée sur des extraits des écritures, en langue allemande et non en latin, qui permet la compréhension immédiate de l’auditeur pour qui l’œuvre a été écrite et permet un accès direct à la lumière de la parole sacrée. Il ne faut donc pas s’attendre à un Dies irae, à des moments d’explosion comme on en a chez Mozart ou Verdi (qui propose son Requiem 5 à 6 ans après Brahms).
La dernière fois que j’ai entendu le Deutsches Requiem, c’est à Salzbourg avec Christian Thielemann et la Staatskapelle de Dresde, (Voir le blog) un concert de très haut niveau, mais un ensemble peut-être légèrement en dessous des attentes.
Il y évidemment plusieurs manières d’aborder cette œuvre plus méditative que cosmique, entre l’analyse et la clarté du langage musical de Thielemann, un brin froid et sans vraie élévation, le discours massif et grandiose de Jansons, ou la suspension aérienne d’Abbado.
Pour le dernier concert de la saison (avant le Concert de Paris le 14 juillet), Daniele Gatti dirige donc Ein Deutsches Requiem de Brahms, déjà dirigé dans l’année avec le Philharmonique de Vienne à Vienne, et à New York, dans un mémorable concert à Carnegie Hall début mars (Gerhaher, Damrau).
Après le cadre grandiose de la basilique Saint Denis, le 2 juillet, pour le Festival du même nom, dans la salle de l’auditorium, le 3 juillet, toute de bois et plutôt élégante et sobre, l’œuvre non seulement sonnait bien mais convenait parfaitement à l’ambiance, même si pour une œuvre aussi retenue, on préfèrerait un éclairage plus discret et plus propice à l’intériorisation.
Dès le n°1, « Selig sind, die da Leid tragen », les cordes (et particulièrement les contrebasses, puis les violoncelles et les altos) font ressortir à la fois profondeur empreinte de mysticisme, le son est dominé, particulièrement somptueux, et l’attaque du chœur très en place. Tout au long du concert, le chœur de Radio France ( dont Sofi Jeannin, déjà directrice de la Maîtrise, vient de prendre officiellement la direction) montre d’ailleurs une belle prononciation de l’allemand : la diction et la clarté de l’expression sont en effet essentiels dans cette œuvre, mais il montre aussi une grande linéarité, un ton très homogène : dans les parties les plus larges comme dans les moments plus recueillis, ce qui frappe c’est une prestation particulièrement contrôlée et en même temps une vraie chaleur dans l’engagement.
Ce qui va caractériser cette soirée, c’est d’abord l’expression de la simplicité, voire de l'évidence. Simplicité par une sorte de discours naturel, fluide, qui volontairement refuse le monumental, il en résulte tout au long de l’exécution une impression de sérénité inaltérable, une totale absence d’angoisse métaphysique, rien de hugolien dans l’approche, mais plutôt apollinien. D’où l’importance de saisir les mots, la phrase étant le prolongement naturel d’un discours musical qui a le ton d’une conversation mystique.
Au service de cette approche particulièrement sereine, qui domine même les moments au relief plus marqué comme le n°2 (Denn alles Fleisch, es ist wie Gras ), le n°4 (Wie lieblich sind deine Wohnungen, Herr Zebaoth) et le n°6, celui où est évoquée la Résurrection (Denn wir haben hier keine bleibende Statt) des interventions de solistes d’une très grande intensité, mais en même temps sans affèterie ou sans aucune maniérisme. Peter Mattei, dans ses deux interventions (n°3 Herr, lehre doch mich, dass ein Ende mit mir haben muss et n°6 Siehe, ich sage euch ein Geheimnis) donne d’abord une leçon de diction, mais d’une diction au service de l’expression, une expression d’une incroyable simplicité et retenue, et d’une désarmante facilité. C’est du grand art et en même temps cela reste d’une grande modestie, non pas au sens qualitatif (nous en effet atteignons des sommets) mais modeste au sens où rien n’est artificiel, rien n’est mis en scène ou mis en son mais simplement et modestement soumis et posé. Il y a là quelque chose d’une simplicité franciscaine qui va droit au cœur et droit à l’âme. J’ai très rarement entendu ces moments avec une telle retenue, un tel naturel, et en même temps tellement évocateurs de ferveur et de profondeur. Gatti, toujours très attentif aux voix, le suit d'ailleurs avec un souci très marqué de cohésion dans le ton et dans le style.
Annette Dasch se trouve plus à l’aise dans cet espace plus réduit (du moins à ce que j'ai entendu de l'enregistrement dans la basilique). Elle a abordé des rôles à la limite pour sa voix (Elsa), alors qu’elle est un pur lyrique. La partie qui lui est réservée (n°5 : Ihr habt nun Traurigkeit) demande tout de même des montées à l’aigu où on la sent plus tendue. Le contraste avec le baryton dans l’aisance et le ton est assez marqué. Même si l’artiste, que j’aime beaucoup, garde ses qualités de diction et d’élégance, l’expressivité reste un peu en retrait parce que prévaut le souci technique.
Daniele Gatti à la tête d’un orchestre des grands jours, vraiment au maximum de son engagement et de ses moyens (et on veut y toucher ? quelle idiotie crasse !) propose une vision empreinte de sérénité, où il refuse ce qui pourrait être grandiose ou excessif : le début du n°5 dont les paroles évoquent la Traurigkeit (tristesse), est accompagné aux bois avec une élégance et une fluidité rares, sans appuyer mais en laissant la musique se diffuser et s’expanser. Il y a certes des moments où la musique s’élargit, mais sans jamais « envahir » l’espace méditatif qui s’impose. Rien de froid dans cette approche, mais une vraie couleur plus confiante qu’angoissée, plus « positive » que dans certaines interprétations. Si je m’en réfère à la littérature, on n’est pas chez Hugo, on serait plus chez le Baudelaire heureux de « l’invitation au voyage » : un christianisme pétri d’humanité confiante, assez optimiste au total. Une fois de plus, alors qu’on accuse souvent Gatti de rupture de rythmes, de tempo, et que sais-je encore, je ne vois ni n’entends cela dans ce travail dont l’harmonie fait image, où pas un moment n’est marqué par l’excès, mais au contraire par un souci de plénitude et d’assurance. On cherche à faire passer ce chef pour erratique, alors que son travail est profondément réflexif et qu'aucun choix ne relève ni du hasard, ni de l'arbitraire.
Ici, il nous dit, il nous confie (car il y a dans cette interprétation quelque chose d'intime, qui s'adresse à l'auditeur singulier) que nos interrogations métaphysiques se résolvent dans la simple confiance dans et par la musique: il en résulte une véritable cohérence avec le titre qui sonne comme une proposition, le Requiem de Brahms est UN Requiem allemand, comme une sorte de Requiem spécifique qui ne sera pas LE monument tout absolu, mais une contribution toute relative à la méditation, une contribution à la foi, une contribution parmi d'autres à l'humanité dans ce qu'elle a de plus senti. Muni de ce viatique, on ressort de ce concert rasséréné, apaisé, heureux.
Orchestre National de France et Chœur de Radio France le 3 juillet 2015