Je l’ai aperçu de dos, et je me suis demandé ce qui le faisait ainsi chalouper. Je me souviens qu’il chantait, indifférent au carrefour et aux voitures qui le traversaient de toutes parts à cette heure de pointe. J’ai pensé qu’il allait se faire tuer, mais il s’est frayé un chemin à travers le chaos, a appuyé un peu plus fort sur les pédales pour rejoindre plus vite la route le long de la rivière. Quand ce fut mon tour d’arriver à sa hauteur, j’ai vu ses bras, ballants, j’ai vu ses mains, paumes ouvertes, laissant glisser le vent entre ses doigts. Il chantait toujours.
La journée avait été longue et rude, comme le sont les journées de travail tout simplement. Cette impatience de rentrer, serrer les miens, respirer leur odeur d’enfants, rire de leur mains et de leur museau tout noirs de leurs jeux au jardin, les menacer de les mettre tout habillés sous la douche. Cette route à tracer entre eux et moi, le temps de laisser le monde des grands derrière, le temps d’oublier le téléphone qui sonne un peu trop souvent, la cohabitation de l’open-space, le bruit, la lumière artificielle, l’air climatisé, toutes ces choses qui nous éloignent de la vraie vie du dehors. L’envie de me laver de la poussière, de la moiteur, de l’empreinte -imaginaire- des autres sur moi. La hâte de changer de costume, de retrouver le rôle qui me convient le mieux, même s’il m’est impensable à plein temps.
J’aurais pu le suivre sur des kilomètres, fascinée. Et s’il avait tout compris, et si la vie c’était prendre des risques, mais le faire en chantant? Et si la vie c’était aussi doux que le vent qui chatouille les doigts, aussi simple que le vélo sans les mains au bord de la rivière? Et si c’était ainsi se retrouver soi, seul et droit, sans se soucier d’être différent, ou de ce que les autres puissent penser? Chanter à tue-tête ne désarme-t-il pas toutes les mauvaises pensées, toutes les angoisses, toutes les violences?
Ce qu’on ne sait pas ne nous atteint pas.
PS Faire du vélo sans les mains demande un peu d’entraînement. Prenez soin de vous.