Ces forêts qu'on assassine

Publié le 17 juillet 2015 par Blanchemanche

#forêts #arbresrares


Par Julie Carriat, publié le 17/07/2015 

De l'Afrique à l'Asie, certains arbres rares font l'objet d'un pillage dévastateur. En marge du marché légal, des filières s'activent pour approvisionner les fabricants de meubles, d'instruments de musique ou de cosmétiques.

C'est l'arbre des rites et des fêtes, celui autour duquel on se réunit les jours de mariage ou de deuil. Le kévazingo, avec son tronc large comme trois hommes, est vénéré dans les villages du Gabon. Mais il suscite aussi bien des convoitises... D'après Marc Ona Essangui, directeur de l'ONG Brainforest, qui oeuvre pour un meilleur contrôle des exploitations forestières dans ce pays, son bois aux teintes chatoyantes est utilisé en marqueterie pour orner objets de luxe, meubles ou instruments de musique, dont raffolent les consommateurs chinois.  La demande est telle que certains villages gabonais voient débarquer dans leurs forêts des bûcherons aux méthodes de pillards. Les arbres isolés, souvent millénaires, sont abattus, puis tractés jusqu'aux routes, abîmant au passage la fragile végétation de l'écosystème équatorial. Les exploitants forestiers officiels se contentent la plupart du temps de dénoncer des "intrusions" au sein de leurs concessions, et demandent à l'administration des permis de retrait puis de vente des troncs en question. Une affaire rentable : en Chine, 1 mètre cube de kévazingo se revend 3000 euros. En Afrique ou ailleurs, des centaines d'autres arbres sont eux aussi en danger. Citons l'ébène, mais aussi le bois de rose (Madagascar), recherché notamment par les fabricants de meubles et de luths, ou encore le bois d'agar (Asie du Sud-Est), dont la résine est utilisée en cosmétique ou dans la pharmacie. Selon Interpol, jusqu'à un tiers du bois du marché mondial serait issu d'exploitations illégales. Ce business, parfois orchestré par des réseaux comparables à ceux des trafiquants de drogue, pèserait entre 27 et 90 milliards d'euros par an. Mais, en bout de course, c'est en général l'économie "légale" qui en profite, de différentes manières : ameublement, pâte à papier, panneaux de particules, produits de beauté, huiles essentielles... 

Un business rendu possible par toute une chaîne de corruption

Les principales combines de ce marché très lucratif sont connues. Dans les forêts, les troncs coupés au-delà des limites de concession ou en violation du cahier des charges imposé par les permis sont mélangés avec d'autres, conformes. Idem lors du transport vers l'Europe ou l'Asie : les troncs sont "maquillés" en bois légal, ce qui complique leur identification. Pour Frédéric Amiel, chargé de campagne "Forêt" de l'ONG Greenpeace, un simple coup d'oeil aux quantités de bois sorties des forêts du bassin du Congo, notamment de République démocratique du Congo (RDC), suffirait pourtant à faire douter de la légalité de certaines cargaisons. 
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Des troncs numérotés: ainsi "maquillé", le bois illégal est difficilement identifiable.AFP PHOTO - DELPHINE RAMOND
Jean Bakouma, économiste de formation et spécialiste de ces questions au WWF, pointe la responsabilité des Etats, coupables de "faiblesse". Prenant lui aussi l'exemple du bassin du Congo, qui abrite la deuxième forêt équatoriale de la planète, il déplore la vulnérabilité des ministères concernés. Face à eux, certaines compagnies disposent de tels moyens financiers qu'elles bénéficient d'une quasi-impunité. En Indonésie, les administrateurs qui ferment les yeux sur les coupes illégales sont rémunérés au pourcentage : de 10 à 40% de la valeur marchande des arbres leur revient, d'après un rapport conjoint d'Interpol et des Nations unies daté de 2012. Ailleurs, ce sont parfois les habitants qui perçoivent des commissions. En 2012, un exploitant chinois de teck travaillant en Birmanie concédait à des enquêteurs de l'ONG britannique AEI qu'il évitait d'acheter son bois à la compagnie d'Etat et préférait s'approvisionner dans les zones de rébellion, hors de contrôle. Pour passer les barrages routiers et parvenir en territoire chinois avec la marchandise, de "multiples paiements", à hauteur de 1350 euros par mètre cube de teck, étaient selon lui nécessaires. 

La jungle des intermédiaires

Ailleurs, la corruption concerne aussi bien les gardes forestiers que les cadres ministériels. Jean Bakouma cite le cas du Congo. A l'entendre, pareil business suppose une chaîne de complicités, du lieu où l'arbre a été abattu jusqu'au port d'où il est exporté, en passant par les routes et les rivières. "On peut supposer que des connivences implicites, au plus haut niveau, entre les différentes administrations, permettent au bois illégal de rejoindre le commerce international", insiste-t-il. Conjuguées à ce qu'il appelle l'"incurie" de certains fonctionnaires, ces connivences sapent selon lui la crédibilité du pays. S'ils ne sont pas transformés avant en planches ou en meubles, les troncs qui arrivent dans les ports européens, dont l'un des plus importants est celui de La Rochelle, portent le plus souvent tous les signes de la légalité : des numéros sur la tranche et des papiers officiels. Dans l'Union européenne, les importateurs sont tenus par un règlement de 2013 de prouver la conformité du chargement. En cas d'infraction, ils encourent jusqu'à deux ans de prison ferme et 100000 euros d'amende.  Eric Boilley, délégué général du Commerce du bois, une association d'importateurs français, assure que la part du bois illégal sur les marchés européens est en net recul. Agréé par l'UE pour faire appliquer ce règlement, il défend l'efficacité du système de contrôle actuel. Mais Frédéric Amiel (Greenpeace) est sceptique : comment vérifier que les documents fournis dans le pays d'origine ne l'ont pas été par complaisance? Comment s'y retrouver dans la jungle des intermédiaires, nombreux dans ces filières?  Pour les consommateurs soucieux de durabilité, des labels garantissant une exploitation respectueuse des forêts, comme le Forest Stewardship Council, en lien avec le WWF, tentent de répondre à ces questions de manière transparente. Et, en Europe, le marché du bois exotique décline à mesure que les traitements pour rendre plus résistantes les essences européennes se perfectionnent. Mais le cycle commercial ne cesse pas pour autant, en Afrique ou ailleurs : à peine détruites, certaines forêts sont remplacées par des plantations de palmiers afin d'alimenter les marchés en huile de palme à bas prix. 
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