Héraut de la mathématique, Cédric Villani fait le parallèle entre monde de la recherche et start-up et revient sur la programmation informatique en tant que discipline fondamentale
Médaillé FIELDS en 2010, directeur de l’Institut Henri Poincaré, Cédric Villani, mathématicien de renom, arpente, quand il n’est pas dans une frénésie de recherche, plateaux médiatiques ou conférences pour poser la question de la place de la mathématique dans notre société. Et à lire son ouvrage paru en 2012, chez Grasset, Théorème vivant, on se souvient – on avait oublié, qu’au même titre que le poète ou le philosophe, loin de l’imagerie courante, le mathématicien est surtout dans une quête de compréhension, d’explication du monde.
Signes distinctifs? Un œil noir sondeur. Une mine réjouie d’enfant curieux. Et il est de ceux qui marquent le temps de silences avant de frapper l’air de ses mots. Pour L’Atelier numérique, il revient sur le thème de sa conférence donnée la semaine dernière à l’USI, “pour faire naître une idée”, fait le grand écart entre monde de la recherche et des startups, et impose la programmation informatique comme fondamental de l’enseignement.
L'Atelier : Vous êtes intervenu à l’USI sur « la naissance de l’idée ». Il y a souvent cette représentation que l’idée naîtrait, inspirée par une muse ou d’un inventeur touché par la grâce divine. Des inspirations, en somme, à la provenance non expliquée. Qu’en dites-vous?
Cédric Villani : Oui, on a cette impression parfois, voire souvent. On peut théoriser ça sous la forme d’inspiration de la Muse. Le grand mathématicien indien, Ramanujan croyait, dur comme fer, qu’une déesse lui murmurait à l’oreille les bonnes idées. Mais quand vous êtes sur un projet, ce qui est certain, c’est que fera la différence, ce savant et subtil mélange de travail acharné systématique, d’une part, où l’expérience joue un rôle important et de petites illuminations, de petits flashs dans lesquels s’expriment votre intuition et votre subconscient. Tout joue son rôle dans ce petit éclair : l’environnement, les conversations. Et il y a une part d’inexpliqué qui provoque, dans une situation qui éventuellement, n’a rien à voir avec votre problème, le déclic.
Pourrait-on rapprocher un projet de recherche mathématique à la vie d’une start-up? La start-up s’impose une période d’itération. Elle prototype. Elle pivote, parfois. J’imagine que c’est peut-être le cas des chercheurs. Ne gagnerait-elle, la start-up, à s’inspirer de la méthodologie de vos pairs?
Je pense que la méthodologie des start-up est acquise par une longue expérience et par une très rude sélection naturelle. Les bons réflexes, les bonnes pratiques ont été mises en place au fur et à mesure. En recherche, nous sommes confrontés aux « pivots », sans arrêt. C’est même d’ailleurs étonnant qu’on ait besoin d’un nom pour ce phénomène que nous rencontrons au quotidien. Mais au delà de ces questions d’itération, de prototypage et autres, on peut voir un parallèle entre l’esprit de la startup et celui de la recherche, dans les conditions sociales du travail. Dans les startups, il est courant d’avoir des équipes relativement réduites, des horaires de travail fous dans une implication totale où la différence entre vie privée et vie professionnelle est ténue, une faible hiérarchisation et une grande réactivité. Ce sont aussi des caractéristiques que nous connaissons bien dans le monde de la recherche scientifique. La recherche industrielle, en revanche, surtout sur les grands projets, s’apparente plus aux processus d’une grande entreprise, avec des échéances, des contrôles de processus, une hiérarchisation plus en place et plus de poids accordé à la sûreté des projets. Dans le cas d’une recherche industrielle, les impératifs sont importants quant à la réalisation du projet en temps et en heure, selon des critères assez précis. Et il faut une prime à la sûreté. En recherche fondamentale, c’est vous et votre équipe. Il n’y a pas grand chose mis en jeu, si ce n’est votre réputation. Vous pouvez vous permettre de prendre des risques, de tordre le cou aux process. D’où plus de possibilités, plus d’engagement.
Vous soulevez depuis plusieurs années dans les médias la question de la place des mathématiques dans la société. Nous avions eu le plaisir de recevoir récemment le médaillé d’or du CNRS et académicien, Gérard Berry qui expliquait être l’un des rares à l’Académie à être spécialisé en informatique. Devrait-on aller plus loin sur ce sujet-là?
Depuis des années, la ligne d’attaque que j’utilise médiatiquement est celle d’une mathématique qui serait intégrée à notre univers, à notre culture. Une mathématique qui s’invite dans l’espace littéraire. On la retrouve dans les romans et histoires que je raconte à travers une mise en scène. J’insiste sur le fait que la mathématique, comme la science et la technologie en général, font partie de notre univers et de ce qui définit notre humanité. Sans le développement des sciences, nous penserions différemment, nous décririons différemment, nous parlerions différemment, nos références culturelles seraient aussi différentes.
Pas d’informatique sans mathématiques ! En même temps, l’informatique donne à la mathématique, la caisse de résonance qui lui permet d’envahir la sphère économique et le progrès technologique, en général. Gérard Berry, comme vous l’indiquiez, est l’un des très rares académiciens à maîtriser l’informatique. Ce n’est pas très étonnant dans la mesure où l’Académie est une institution qui évolue lentement. Beaucoup de temps devrait passer avant qu’une population d’académiciens en informatique suffisante soit établie. Ca traduit le fait que de nouvelles disciplines, peu à peu, apparaissent et se différencient des autres. Autrefois, les sciences formaient un tout, en soeurs de la philosophie. Petit à petit s’en sont séparées différentes branches. Il y eut un temps où mathématique et philosophie étaient confondues. Il y a, de cela, quelques décennies seulement, l’une a pris son indépendance, indépendance relative puisque elles restent encore et toujours fortement liées.
On parle de plus en plus d’intégrer l’enseignement du code informatique à l’école. Est-ce à dire que le code informatique est un langage, au même titre que l’anglais, l’allemand ou le latin?
Je m’étonne qu’on dise « code informatique ». L’expression donne de mauvaises impressions. Dans le temps, on appelait ça « programmation » et le terme est éloquent.
On ne peut pas la comparer à l’anglais ou l’allemand. On peut plus la rapprocher du latin. L’anglais et l’allemand sont des langues vivantes qui s’apprennent par le dialogue, par l’imprégnation quand le latin est une langue qui s’apprend par règles grammaticales. Le latin se pratique toujours en tant qu’exercice de traduction, soit en thème soit en version, alors que dans les méthodes modernes, on ne fait guère d’exercices de traduction pour l’apprentissage. L’apprenant est enjoint à directement comprendre et parler dans la langue qu’on est en train de lui apprendre. Il ne faut surtout pas faire cette bévue de penser que la mathématique et la programmation en tant que langages feraient partie des langues. Ce n’est pas vrai. Elles font intervenir des circuits neuronaux différents, mais également, appellent à des apprentissages différents. Il y a, d’un côté, les langues qui servent à communiquer entre humains; de l’autre, les langues qui servent dans le combat entre l’humain et la compréhension du monde. Elles servent à encoder les choses de manière précise, quantitative et fournissent un langage utilisable par d’autres sciences. Et c’est là que nous avons la mathématique. L’intérêt principal du latin réside dans la discipline qu’on doit activer, la gymnastique qui oblige à intégrer les ensembles de règles, de combinaisons, de configuration, qui sont un peu les mêmes que celles auxquelles on doit s’astreindre pour un raisonnement mathématique, ou informatique.
Je ne sais pas pourquoi on fait tout un foin en France de la programmation à l’école. Ca devrait être obligatoire pour tout le monde depuis longtemps. Et d’autant plus, à notre époque où il y a des logiciels de programmation, très appréciés des enfants, tels que Scratch. Scratch est très apprécié parce qu’il donne beaucoup d’autonomie aux enfants. Un enfant de dix ans est en mesure de commencer à programmer en Scratch.
Et ça a des avantages pédagogiques considérables! Pensez que c’est quasiment la seule discipline dans laquelle un enfant peut réaliser son auto-correction. Un programme informatique qui est faux se dévoile en ceci qu’il ne s’exécute pas quand on le lance ou qu’il donne un résultat visiblement erroné. Une preuve de mathématique fausse ne se révélera que si elle est pointée par le professeur. Vous pouvez persévérer dans la même erreur sans que jamais aucun indice ne vienne vous remettre sur la bonne voie.
Crédits photo: (c) Eric Le Roux, Université de Lyon