Photographie : Laura McGiveron
Cet article est dédié à François Matton, à l'espérance de son proche rétablissement et son retour parmi nous au plus vite.
La dernière fois que j'étais allé à Anfield, c'était pour y assister à un match entre Liverpool et Middlesbrough. Au crépuscule de la saison 2006-2007, les supporters des Reds avaient garni les
travées du stade, sans toutefois que quiconque eût pu avancer qu'il s'agissait là d'un événement. Le match n'avait aucun enjeu. Nulle attente n'avait précédé l'entrée dans l'enceinte, sitôt
franchies les Shankly Gates, ainsi nommées en hommage à l'entraîneur Bill Shankly - et qui donnèrent leur nom à un disque de John Cunningham.
Un an plus tard, ce dimanche 1er juin 2008, il faut faire la queue près d'une heure et demie pour pénétrer la même enceinte, sous un ciel orageux, dans une file de plusieurs
kilomètres serpentant entre des ruelles parallèles les unes aux autres, aux façades figées dans le temps. Certaines sont abandonnées, d'autres protégées par des tessons de bouteille, au bout
des câbles électriques surplombant les chaussées, sont parfois suspendues des paires de chaussures. Paul McCartney, pour la première fois de sa vie, va se produire à Anfield, et voilà une bonne
semaine que toute la ville ne parle plus que de cela.
Anfield ? « Mon père supportait Everton, et est né dans ce quartier, mais j'aime aussi le Liverpool FC. Donc disons que j'aime les deux équipes ».
C'est la première fois que Macca s'épanche publiquement sur ses préférences en matière d'équipe de football du Merseyside, et il refuse de prendre parti. Il faut dire que le climat
incite à faire attention à ce que l'on dit, ici. En janvier, Ringo Starr est venu lancer en grandes pompes le début des festivités de Liverpool 2008, capitale européenne de la culture. Deux
jours après, invité chez Jonathan Ross dans un talk show très prisé des britanniques, il répondit « oh, non ! » en éclatant de rire à la question :
« Est-ce que Liverpool vous manque ? ». Le voici désormais haï par une écrasante majorité de scousers.
Le concert de ce dimanche est censé être l'un des pics de cette année de la culture, et s'intitule The Liverpool Sound. En vérité, il paraît net que le souci de cohérence des programmateurs en
matière de son de Liverpool était une donnée très secondaire. A l'affiche donc : The Zutons (Liverpool), The Kaiser Chiefs (Leeds), et Paul McCartney - avec l'annonce d'une participation
probable de Dave Grohl, l'ancien batteur de Nirvana et désormais leader des Foo Fighters, originaire de Seattle. Le hasard - ou une concordance orchestrée par quelque mystérieux esprit - nous
fait pénétrer la pelouse du stade à l'exact instant où les Zutons attaquent leur premier morceau. Anfield est alors à moitié rempli, le temps toujours couvert, le son puissant et clair, la
grande scène surmontée du nom LIVERPOOL en lettres majuscules et d'un dessin du toit du bâtiment le plus emblématique de la ville, le Royal Liver Building. Les Zutons se produisent environ
trois quarts d'heure, fidèles à leur son, effectivement en bien des points représentatif de celui de Liverpool - ce mélange de rock&roll tendu, de soul, de R&B et de psychédélisme, qui,
dans leur cas, tend parfois dangereusement vers le gloubiboulga. Quant aux Kaiser Chiefs, ils ont atteint dans ce pays le stade de notoriété et de ventes auquel le fait de servir de chauffeur
d'ambiance pour Paul McCartney ne peut pas les exciter vraiment. Ils s'exécutent donc avec énergie (pour schématiser : la façon dont auraient sonné les gens de Blur s'ils étaient venus de
Leeds et non de Colchester, donc beaucoup plus lads que « dandys ») mais le chanteur paraît agacé par l'idée que les gens soient venus voir LA tête d'affiche du soir et pas
spécialement lui : « On va jouer une nouvelle chanson... Enfin pour vous, j'imagine qu'elles sont toutes nouvelles ». Au passage, ils empiètent quelque peu sur le timing
qui leur était imparti ce qui, sachant l'existence d'un couvre-feu à 22h30 dans le secteur, suscite quelque inquiétude quant à la durée du concert de Paul.
Il est 20h35, sur la gauche de la pelouse, une partie du public entonne un chant à la gloire de Rafael Benitez, l'entraîneur du Liverpool FC, aperçu en tribune. Le countdown to Paul
est lancé sur le double écran-géant par un montage vidéo mêlant articles de presse d'époque, badges et autres objets à la gloire du greatest living Beatle. En musique de fond, un papier peint
étrange, medley de certains des morceaux les moins exposés de la carrière de Paul McCartney solo ou des Wings (en vrac : Temporary Secretary, Rinse the Raindrops, etc...)
sert au moins autant à patienter qu'à s'ériger en faire-valoir probable et flouté aux chansons à venir pendant le concert. Dans quelques minutes il sera là et pour mon père, à mes côtés, qui
attend cet instant depuis 1969 (et moi-même depuis 1990), l'émoi est fort. Nous jouons à deviner de quelle façon le set va bien pouvoir commencer. Réponse : par un désamorçage temporaire
de la charge émotionnelle prête à nous envahir. C'est d'abord l'humoriste anglais Peter Kay qui, à l'instant d'introduire le show, annonce : « autant vous prévenir, la set-list
est calamiteuse, il a supprimé son medley de Right Said Fred et ses numéros de Breakdance ». C'est ensuite lui, Sir Paul McCartney, qui déboule sur scène à 21h10, tout de
noir 60's vêtu (veste à col remonté, boots) et qui, sans même dire réellement bonjour, assène un rigolard « Haaaeeeeee » pour le coup très scouse, avant de commencer son set par...
Hippy Hippy Shake ; une chanson de 1959 écrite par un certain Chan Romero, que les Beatles ont joué quelquefois sur scène jusqu'à ce qu'elle devienne un hit par l'entremise d'un
autre groupe de la vague Merseybeat, The Swingin' Blue Jeans. La version de ce soir est jouée à mille à l'heure, presque à la Ramones, et si la voix de Paul, en déficit encore évident
d'échauffement, peine un peu à suivre, l'effet est doublement réussi : parvenir à donner d'emblée du sens à l'étiquette Liverpool Sound, tout en affirmant une volonté de ne pas capituler,
question déploiement d'énergie brute, face aux jeunes groupes ayant ouvert la soirée.
Paul McCartney l'avait annoncé le mercredi dans le Liverpool Echo : « il y aura des surprises dimanche ». Les 4-5 morceaux suivants n'en recèleront pas véritablement,
pour qui a par exemple visionné les différents DVD retraçant ses récentes tournées. C'est toujours le même groupe majoritairement américain qui l'accompagne, présentant les mêmes qualités et
les mêmes défauts, ce côté « tout-terrain » pêchant dans les nuances, cette impression parfois d'entendre des chansons des Beatles et des Wings reprises par les Posies. Les lignes de
cuivres de Got To Get You Into My Life sont toujours jouées au synthétiseur. Idem pour les cordes d'Eleonor Rigby - moment de grace qui eût pu être absolu, à l'instant où la
nuit commençait à tomber sur Anfield, mais donc contrarié par cette relative sécheresse sonore, et aussi par les cris juste derrière nous d'un groupe de petits lads saouls comme des cochons,
une certaine idée du Liverpool sound (ou Liverpool noise, en l'occurrence). Mais qu'importe, autant le dire honnêtement : il y a, à l'instant de se trouver pour la première fois face un
musicien de cette trempe, de cet âge aussi, un mélange d'émotion et de mansuétude qui fait vaciller les grilles d'analyse. Les morceaux acoustiques - Blackbird, Calico Skies, Yesterday
-, dont le son se révèle d'une étonnante clarté, et que Paul interprète avec un souci de sobriété évident, sont l'occasion d'assister à un phénomène confondant : celui de la rencontre dans
les airs de la pop music et des chants de football, tant les 36 000 spectateurs d'Anfield, connaissant chaque mot, affichent en chœur ce même degré de ferveur qu'ils réservent
habituellement à You'll Never Walk Alone.
En concert, ce ne sont pas toujours les chansons que l'on préfère, ou que l'on attend le plus intensément, que l'on apprécie le plus. Ainsi me fais-je surprendre par The Long and Winding
Road, qui n'a jamais compté parmi mes favorites, mais que Macca chante de façon incroyablement juste et poignante - avec qui plus est, cet effet de caméra qui, sciemment ou pas, le montre
sur écran géant exactement dans le même angle que dans le film Let it Be. Les surprises annoncées s'égrènent quant à elles progressivement : In Liverpool, chanson rare
composée par Paul au début des années 90, se rappelant sa jeunesse ici et la galerie de personnages improbables qu'il croisait lorsqu'il prenait place dans le bus, à l'étage ;
Something, occasion d'un hommage à George Harrison déjà effectué de la même manière en 2002 lors du Concert for George : introduction au ukulélé (l'instrument favori
d'Harrison), puis reste de la chanson avec le groupe, aussi proche que possible de la version d'Abbey Road.
Dave Grohl apparaît bel et bien vers la fin, jouant tour à tour de la guitare et de la batterie sur Band on the Run et Back in the USSR. Souriant, manifestement ravi
d'être ici, il paraît aussi bridé quant à toute forme d'initiative singulière dans l'exercice, se pliant à une discipline stricte : jouer sa partition à la note près, point barre. (ce qui
ne l'empêche pas, ce faisant, de secouer son ample tignasse dans la plus pure tradition hard rock)
Un ami me disait un jour que les Beatles, selon lui, pouvaient difficilement être à eux seuls le dénominateur commun de grandes amitiés. Cela voulait dire concrètement, et par exemple, qu'il y
a probablement plus de chances de se faire des amis parmi n'importe lequel des 500 spectateurs d'un concert de Jonathan Richman que parmi les 36 000 d'un concert de Paul McCartney. Ce
genre de pensée revient nécessairement à l'esprit lorsque retentit Hey Jude comme un passage obligé, ses Na-na-na-na interminables dont on passerait fort bien, et qui paraissent pour
une bonne partie du public être le plus grand motif de bonheur de la soirée. Fort heureusement, le négatif exact de cet instant se produit pendant le rappel. Alors que le couvre-feu ne s'est
jamais fait aussi proche, à la surprise générale, le groupe se met à entonner les premiers accords d'A Day in the Life. Ni les Beatles, qui ont arrêté de tourner en 1966, ni John
Lennon, qui l'avait majoritairement écrite, ni Paul McCartney, auteur du pont, ne l'avaient jamais interprétée sur scène. Alors quand cet instant souvent fantasmé prend enfin corps, on les
décèle bien, ceux des 36 000 fans qui pourraient être nos amis : ce sont ceux qui poussent de petits cris de choc, clairsemés, qui tapotent l'épaule de leurs proches pour être bien
sûrs qu'ils ne rêvent pas. La version intégrale se trouve ici. Paul ne va pas jusqu'au bout, arrête juste avant le dernier couplet et cette montée orchestrale dissonante qu'il aurait, de toute façon, été
impossible de reproduire : il enchaîne avec Give Peace a Chance, faisant de cette créature à deux têtes son grand hommage à Lennon. L'ambiance retombe soudainement dans le stadium
rock mais ce n'est pas grave. George Harrison avait dit un jour, un brin moqueur, que Paul McCartney cherchait manifestement à incarner les Beatles à lui tout seul, sur scène. Au cours de cette
soirée, il n'y sera en tout cas jamais parvenu avec autant d'intelligence, de générosité et de respect que lors de ces trois minutes vingt d'exception.