Il m’arrive de céder à une rage de sucre. Une première bouchée en appelle une autre et ainsi de suite jusqu’au fond du plat. Il en est allé de même pour les romans de Philip Kerr. J’ai dévoré ce troisième livre en vingt-quatre heures, reportant à plus tard toute autre activité.
Dans Vert-de-gris, Bernie Gunther joue plus que jamais les antihéros. Arrêté en tentant de fuir Cuba où il s’était réfugié à la suite de ses aventures en Argentine, il est emprisonné près de New York avant d’être extradé vers l’Allemagne. Nous sommes en 1954, en pleine guerre froide. Les Alliés se sont arraché le territoire du vaincu comme des chacals, une char
ogne. Et, sous prétexte de chasse aux criminels de guerre, ils sont plutôt occupés à s’espionner les uns les autres et à prévenir une invasion soviétique. D’où leur intérêt pour Gunther, familier de grosses pointures nazies ou communistes, cuisiné à tour de rôle par les Américains et les Français, enrôlé malgré lui dans les manœuvres d’espionnage des occupants afin de mettre le grappin sur Eric Mielke, Allemand d’obédience communiste, devenu chef de la Stasi, la redoutable police secrète d’Allemagne de l’Est, à qui le détective a déjà sauvé la vie à deux reprises. Les Occidentaux espèrent, en capturant leur chef, donner ainsi un coup fatal à la Stasi.Son incarcération et les interminables interrogatoires qui en découlent sont l’occasion de préciser des épisodes de la vie de Gunther, auxquels l’auteur a souvent fait allusion dans d’autres romans, notamment son affectation sur le front, en Crimée, et son emprisonnement dans les camps de travaux forcés soviétiques. Gunther voyagera également dans la France occupée de 1940, alors que les Allemands, euphoriques, croyaient déjà avoir gagné la partie. C’était sans compter sur la folie du Führer qui déclarera la guerre à l’URSS, laquelle, bien plus que l’entrée en guerre des Américains, entraînera la défaite inéluctable de l’Allemagne.
Encore une fois, Kerr sait marier les faits historiques et les péripéties haletantes de Bernie Gunther, le cynisme, l’humour et les tourments de conscience d’un policier malmené par l’Histoire et sur lequel le passé ne semble pas vouloir relâcher son emprise.
Philip Kerr, Vert-de-gris, Livre de poche, 2010,593 pages